L’impossible procès

—Par Scarlett Jesus —
Février est, pour certains une période où, par l’intermédiaire du Carnaval, l’on se doit de tout oublier.
Mais d’autres, au contraire, ont choisi de faire de février est un mois de recueillement, consacré à la mémoire des événements tragiques de 1967 et au procès des 18 Guadeloupéens qui s’ensuivit, en février-mars 1968, pour « atteinte à l’intégrité du territoire français ».
Car de février 1968 à février 2009, date à laquelle la population de la Guadeloupe se trouvera à nouveau engagée dans un mouvement social de 44 jours, ce mois marque la résistance d’un peuple qui n’a de cesse de se battre pour sa liberté.
« L’Impossible procès », est une pièce de théâtre écrite par Guy Lafages. Le texte emprunte de larges extraits aux audiences du procès rapportées par l’ouvrage de référence « Le procès des Guadeloupéens ». Initialement écrite en vue de réaliser un film documenté, la compagnie du Théâtre de l’air nouveau a demandé à Luc Saint-Eloy de mettre en scène cette pièce. De fait, les spectateurs se voient plongés dans un huis clos reproduisant la Cour de sureté de l’État, au sein de laquelle une quinzaine d’acteurs vont interpréter près de 60 personnages différents. Astucieusement, la projection sur grand écran d’une journaliste commentant le procès, va donner l’illusion d’un reportage en direct. Ce jeu entre reportage cinématographique et reconstitution dramaturgique, se double curieusement d’une situation inattendue : la représentation ayant lieu dans une des salles du cinéma Multiplex des Abymes.
« Impossible », ce procès l’est à plusieurs niveaux.
Tout d’abord parce que toute la lumière n’a pu être faite sur ces événements, à commencer par celui concernant le nombre exact de morts. Les éléments portés à la connaissance du public le seront donc sous forme de fragments, se succédant comme le seraient des chapitres d’une histoire « à trous » cherchant à s’élaborer.
Mais « impossible » aussi parce que ce procès apparait comme quelque chose d’impensable, d’inconcevable et pour tout dire d’inacceptable. Comment ne pas voir que l’arrestation des 18 personnes, détenues ensuite arbitrairement pendant 19 jours avant leur procès, n’a pas d’autre mobile que leur appartenance à un groupe d’organisation nationale le GONG ? Et qu’il s’agit en réalité de démanteler cette organisation en s’en prenant à ses leaders. Comment comprendre autrement les tirs à bout portant émanant des forces de l’ordre sur des ouvriers du BTP en grève désarmés auxquels se sont joints des sympathisants ? A défaut d’archives filmiques, des esquisses crayonnées sont projetées sur écran, évoquant une foule en colère, des cris, des poings dressés derrière une grille, puis la chemise ensanglantée de Jacques Nestor, jeune militant du GONG, mortellement touché (visé ?). S’ensuit alors, un moment de grande émotion lorsque les inculpés, pour rendre hommage à leur camarade, entonnent l’hymne traditionnellement chanté lors des veillées funéraires, un chant que le public, en sourdine va accompagner tel un chœur antique : Ou lé lé le… Elwa o ou ka voyagé…
« Impossible » enfin, n’est-ce pas ce procès qui n’aura jamais lieu des auteurs d’un massacre qui fit, officiellement, 7 morts et certainement bien plus ? Le procès aussi d’un système, le colonialisme, qui entend, par la peur, maintenir sous sa dépendance un peuple aspirant à rompre ses chaînes. C’est à cette réflexion que le public et la jeunesse en particulier sont conviés, invités à réfléchir sur le sens du mot « autonomie », ou encore à s’interroger sur ces hommes convoitant portefeuilles et autres mandats lucratifs plutôt que d’œuvrer à la libération de leur peuple.
Face à ces impossibilités, on doit néanmoins se féliciter de la réussite d’une entreprise ambitieuse qui a fait le pari d’une adhésion du public à une forme de théâtre pédagogique, « au service de l’histoire ». Une réussite qui est le fruit d’un savant dosage entre sérieux, honnêteté intellectuelle, mais aussi émotion et humour. Enfin, c’est la réussite d’un projet qui a fait le pari que la jeunesse saura porter l’héritage que des hommes intègres et courageux, venus à leur rencontre à l’issue du spectacle, ont voulu lui transmettre.
Respé pou gran moun !

Guadeloupe, Les Abymes, 2 février 2019.

S.J.