« L’Iceberg » : un brûlot contre le capitalisme financier, mais pas seulement.


— par Roland Sabra —

   Comment parler d’un spectacle qui échappe à toute classification, qui broie les repères tranquilles de nos grilles de lectures habituelles et « ronronnantes » ?? Est-ce du cirque ? de la danse ?, du cinéma ? des marionnettes ? du théâtre ? du chant ? De la poésie ? C’est bien sûr à la fois tout ça et bien autre chose, quelque chose qui dépasse l’entendement, quelque chose qui relève de l’hypnose et du cours d’économie politique.

Quand les portes s’ouvrent ils sont déjà là sur scène, huit à s’échauffer autour d’une immense poutre métallique, totem théâtral qui traverse le plateau de part en part et qui sera hissé pour des numéros de haute voltige. En fond de scène un écran, sur lequel sera projeté des documentaires, des interviews, des listings d’ordinateurs, des slogans, des citations, des tableaux d’un des co-auteurs du spectacle, plasticien à temps perdu et surtout de magnifiques ombres chinoises.

Le texte est d’un genre qui  emprunte à la célèbre émission de Daniel Mermet «  Là-bas si j’y suis » au Monde Diplomatique ou plus surement au blog «  La domination du monde » de l’auteur, journaliste et plasticien, Denis Robert. Il s’agit souvent d’interviews, dans lesquelles sont convoqués, entre autres et excusez du peu, Serge Halimi, Frédéric Lordon, Bertrand Bertossa. Les quelques indications qui précèdent doivent donner une orientation assez précise de la thématique déclinée. Mais bon ce qui va sans dire va mieux en le disant. Il est question de finance internationale, des mouvements spéculatifs qui représentent aujourd’hui 80% des mouvements de capitaux dans le monde, du rôle des banques dans le blanchiment de l’argent sale, des scandales autour de Clearstream, Fortis, des sociétés off-shore, des paradis fiscaux au sein même de l’U.E., des juges et de leurs peu de moyens, quand ce n’est leur incompétence, de la presse aux mains des groupes financiers, des techniques de fabrication de l’opinion, bref en un mot de la dépossession de nos droits citoyens par le triomphe d’un capitalisme financier ivre de lui-même.


Symptômes d’une profonde crise « civilisationnelle » qui dure les arts de la scène s’emparent peu à peu de ce sujet. Rien qu’au théâtre on a pu voir cette année « Les prédateurs » de Patrick Chevalier et Ismail Safwan, un travail passionnant, drôle, hilarant et fort bien documenté sur la crise des sub-prime, les Credit Default Swaps, les CDO et leurs sous-jacents, selon les codes d’un jargon qui n’hésite pas à dire  : “J’ai mal pricé mon put et mon spiel a losé”. Frédéric Lordon, économiste spinoziste écrit une pièce en alexandrins « D’un retournement l’autre,
comédie sérieuse sur la crise financière ».

Ne sois pas inquiet lecteur, il y a avait l’autre soir dans la salle du CMAC à Fort-de-France des enfants. Ils sont restés éveilles de bout en bout, grâce au talents des artistes, à la prouesse de leurs acrobaties et la fascinante beauté plastique de la scénographie. Car ce spectacle est avant tout visuel. Les corps désarticulés, miment la déstructuration du monde, la circulation des transactions, les cadavres cachés dans les placards des conseil d’administration, l’instrumentalisation des individus, l’inscription dans nos chairs du pouvoir de l’argent. Mais pas seulement, plus dérangeant il aborde aussi notre désir de servitude, notre complaisance à l’égard des instances de domination, de notre passion pour la sécurité à laquelle nous sacrifions volontiers notre liberté. Le travail du corps, sans cesse sollicité, dans ce spectacle nous rappelle que c’est avec lui que nous pensons,  que face aux mauvais coups il est toujours aux premières loges, et que les pensées s’inscrivent avant tout, quelques fois en lettres de feu, de sang dans nos gestes les plus quotidiens. Sur un texte sans concession, qui refuse de verser dans la facilité surgissent des images poétiques d’une grande beauté. La force, le vertige, la brutalité et la violence d’un monde qui ne s’appartient plus sont figurés dans le choc, la désarticulation, la cassure et l’errance des corps dans les airs, sur le plateau, derrière l’écran parfois translucide. Partisans de la théorie du complot, vous serez déçus, il n’y a pas de grand ordonnateur, pas de centre de décision clairement repérable, en détournant quelque peu Althusser on pourrait dire qu’il s’agit là d’un « procès sans sujet » ou encore pour filer la métaphore altusserienne qu’il y a bien là quelque chose qui relève de la politique dans la mesure ou celle ci est bien « un mouvement dissolvant un état de chose » C’est cette dissolution d’un ordre social multi-séculaire dans lequel la richesse reposait sur le travail que le travail des corps sur le plateau, illustre, suggère, dénonce avec des tableaux d’un très grande beauté, tout en appelant à la résistance.

La metteure en scène et chorégraphe Florence Caillon à composé les musiques qui ne sont jamais agressives, qui accompagnent les mouvements des artistes, à moins que ce ne soit l’inverse. Elle est venue remercier le public, plutôt médusé ou fasciné par ce à quoi il assistait et qui avait longuement applaudi en fin de représentation. Elle a aussi remercié Josiane Cueff, nouvelle directrice de la Scène nationale de Martinique de cette prise de risque que constituait la venue de sa troupe en Martinique. Et nous spectateurs de la féliciter aussi.

Les 28/29 Octobre 2011 au CMAC Scène nationale de Martinique

L’Iceberg

Cie L’Eolienne

Auteur – Chorégraphe Metteur en scène : Florence Caillon

Artiste associé – Plasticien : Denis Robert

Accompagnement de la réflexion politique et économique : Xavier Demerliac

Danseurs-acrobates : Arnaud Jamin, Sébastien Jolly,

Valentine Mathiez, Guillaume Varin, Marion Soyer, Jérôme Pont, Mathilde Arsenault Van Volsem, Julie Tavert

Avec les voix de : Denis Robert, Bernard Bertossa, Benoît Collombat, Serge Halimi, Frédéric Lordon, Thierry Collet, Florence Thomassin

Musiques originales : Xavier Demerliac, Florence Caillon

Lumières : Dominique Maréchal et Gilles Mogis

Vidéo : Christophe Guillermet

Masques : Alexandre Haslé

Magie : Avec la complicité de Thierry Collet

Costumes : Laetitia Raiteux

Régie : Gilles Mogis, Yannick Briand