« Lettres sur la Justice sociale à un ami de l’humanité » de Michel Herland

 

justice_sociale— Par Jacques Brasseul —

(Paris, Ed. Le Manuscrit, 2006, 334 p).

 

Le dernier ouvrage de Michel Herland, professeur à l’Université des Antilles-Guyane en Martinique, se présente comme une suite de onze lettres. Les dix premières présentent les principales théories concurrentes en matière de justice sociale. Sur la base de cette analyse comparée, la dernière lettre présente un certain nombre de propositions concrètes.

 

La méthode retenue par M.H. consiste à focaliser sur les quelques auteurs qui ont développé explicitement une théorie de la justice, à faire ressortir les logiques internes de chacune et le type de politiques qui en résulte. Il multiplie les citations, ce qui offre le double avantage de nous permettre de contrôler ses interprétations et de nous mettre en contact direct avec des manières d’écrire très diverses, suivant l’époque et le tempérament des auteurs considérés. Pour qui n’a jamais rien lu de l’« inventeur d’idées » génial que fut Charles Fourier, par exemple, la découverte de son style farfelu sera toute une expérience !

 

Le choix de la forme épistolaire permet en outre à M.H. d’instiller ici ou là dans son texte des anecdotes, des réflexions personnelles, sans rapport obligatoire avec le sujet principal de la lettre mais qui ont le mérite de détendre un moment le lecteur au milieu de raisonnements parfois un peu ardus.

 

Si le livre parvient à être attrayant dans la forme, il reste en effet savant sur le fond et présente une analyse rigoureuse des différentes théories qui y sont passées en revue. Le choix des auteurs pourra surprendre. Ainsi le communisme se trouve-t-il illustré par les thèses de l’utopiste Thomas More et par les communautés monastiques (le livre s’ouvre par une évocation de l’abbaye cistercienne du Thoronet) et non par Marx – qui, de fait, s’est davantage intéressé au capitalisme qu’à la société idéale censée lui succéder. De même, pour présenter le libéralisme, M.H. a-t-il préféré Walras à Hayek, l’économiste du XIXe siècle plutôt que celui du XXe, dont les idées en matière de justice sociale sont pourtant plus connues aujourd’hui. Il semble que le choix en faveur de Walras soit justifié par la plus grande rigueur d’une méthode qui le conduit – en poussant la logique libérale à son terme – à refuser toute mesure d’assistance publique.

 

La lettre consacrée à Proudhon démontre que l’égalitarisme ne se confond pas nécessairement avec le communisme. Elle permet de vérifier qu’un programme égalitariste n’est pas réalisable en dehors de conditions psychologiques très particulières (que l’on trouve par exemple dans un monastère), ce qui permet de l’évacuer comme solution d’ordre général. La porte est alors ouverte pour d’autres propositions, celles qui intéressent vraiment M.H., qui cherchent un compromis entre la liberté et l’égalité.

 

Outre Fourier, déjà cité, et son plaidoyer en faveur d’une libération des passions, sont cités deux auteurs contemporains, l’un plutôt philosophe, Rawls, et l’autre plutôt économiste, Sen, chez lesquels M.H. trouve les deux principes essentiels auxquels il se rallie : garantie d’un revenu suffisant pour couvrir les besoins fondamentaux, égalité « réalisable » des chances. Auparavant, il a exploré des propositions plus radicales, comme le projet défendu dans les années 1930 par le mouvement Ordre Nouveau (dont il retient l’idée d’un service civil productif en contrepartie de la garantie d’un revenu minimum) ou le projet de « revenu d’existence » inconditionnel, défendu par le professeur Van Parijs de l’université de Louvain (qu’il récuse).

 

Les deux autres lettres qui complètent ce panorama théorique introduisent la possibilité d’un changement radical de problématique. Dans son analyse de La République de Platon M.H. suggère que la société juste pourrait bien être non celle qui se met au service de tous ses membres mais au contraire celle qui utilise au mieux les services de chacun de ses membres. Enfin, dans l’avant-dernière lettre, où il anticipe le prochain avenir, M.H. prend partie pour un usage contrôlé de la programmation génétique, moyen le plus sûr de réduire les inégalités les plus criantes.

 

L’auteur souhaite « ouvrir un débat ». Celui-ci peut se tenir à plusieurs niveaux. On imagine que les spécialistes de l’histoire et de la philosophie morale auront à contester certains analyses, qu’ils pourront reprocher à M.H. d’avoir trop tiré tel ou tel auteur vers telle ou telle interprétation, mais cela est affaire, effectivement, de spécialistes. Quant à nous, citoyens ordinaires qui cherchons les moyens de rendre la société plus juste, ce livre peut nous apprendre à raisonner sur les questions de justice sociale. Il s’agit bien d’un apprentissage, qui réclame quelques efforts, mais n’est-ce pas le prix d’une participation éclairée à la Res Publica ?

 

Jacques Brasseul

 

Professeur émérite à l’Université de Toulon et du Var

 

Michel Herland présentera son livre mercredi 6 juin à 19 heures à la bibliothèque de l’Université, campus de Schoelcher.

 

Le livre est disponible à la librairie Alexandre à Fort-de-France.