Lettre ouverte à Monsieur Guaino sur les mariages

Le psychanalyste Jacques-Alain Miller répond au député UMP des Yvelines et ex-conseiller de Sarkozy qui a publié un plaidoyer contre le mariage gay.

Paris, le 29 janvier 2013

Monsieur,

Suétone rapporte dans sa Vie des douze Césars que l’empereur Caligula s’écria un jour : « Plût au ciel que le peuple romain n’eût qu’une tête ! » Je souhaitais de même qu’un texte parût qui réunisse les arguments prodigués contre le mariage gay. Ce voeu, vous l’avez exaucé. Dans une prose dont on connaît et la force et l’éclat, vous avez ourdi une lettre tramée de tous ces arguments, et vous en avez ajouté d’autres de votre cru. Rien ne pouvait m’agréer davantage.

Une lettre ouverte ne s’adresse pas seulement à son destinataire, elle est pour tout le monde. Vous souffrirez donc, Monsieur, que je réponde notamment votre croisade sur Le Point.fr contre le mariage gay. J’aurai plaisir à débattre avec un esprit qui ne cache pas ce qu’il doit à nos grands poètes.

Monsieur le Député,

« Avez-vous lu Freud, avez-vous lu Jung, Monsieur le Président ? » Ah ! Monsieur, cette interpellation est digne du « Quousque tandem » de Cicéron. Elle vous vaudra de rester dans l’histoire littéraire. Et comment un psychanalyste y serait-il insensible ? Cependant, vous-même, Monsieur Guaino, avez-vous lu Freud, avez-vous lu Lacan ? Le nom de Freud ne se marie pas bien avec celui de Jung, et chacun d’eux eût été marri de se voir associé à l’autre. Au reste, ceci est de votre cru. Le présent débat n’a pas jusqu’ici invoqué Jung, et, si vous m’en croyez, nous le laisserons de côté. Freud, en revanche, c’est du lourd.

Les adversaires du mariage gay ne jurent que par lui. Dernier en date, le professeur Ratti, spécialiste de langue et littérature latines, nous expliquait jeudi dernier que le mariage pour tous « jette aux orties les enseignements de la psychanalyse ». Hors de l’OEdipe, point de salut ! C’est le nouveau credo. Les structures freudiennes sont partout appelées à témoigner en faveur de la famille « papa plus maman ». On embrigade jusqu’à la scène dite primitive. Observer papa besognant maman avait, selon Freud, des effets traumatiques sur l’enfant, c’est désormais la condition de sa santé mentale. Vous vous inquiétez vous-mêmes du sort des enfants des couples homosexuels qui n’auraient plus l’occasion de rencontrer « l’image de l’étreinte amoureuse par laquelle un homme et une femme donnent la vie ». N’ayez crainte, Monsieur Guaino, le porno est partout, et ces enfants ne seront pas longtemps sevrés du spectacle salvateur de la bête à deux dos.
Vigilance

Il y a un siècle, le Vatican avait confié le soin d’évaluer Freud à son expert en dépistage des faux mystiques. Le père Gemelli, qui avait des faiblesses pour le fascisme et des penchants antisémites, tenait le freudisme pour un pansexualisme, doctrine subversive prônant la libération des instincts. Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comprenant que la dimension psy serait pérenne, l’aile marchante de l’Église entreprit de l’investir de l’intérieur. Pas moins de douze jésuites entrèrent dans l’école de Lacan, dont des esprits éminents qui ne sont point oubliés, le père Beirnaert, Michel de Certeau. Histoire tourmentée, car plusieurs des missionnaires y laissèrent leur foi, mais le résultat est là : Freud apporte désormais son concours post mortem à la doctrine de la foi. Le tour de passe-passe a pris plus d’un demi-siècle. À la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, comme le croyait Staline, c’est l’Église. Là est sa vocation.

Vous me direz si je me trompe, mais je ne suis pas sûr, Monsieur, que votre connaissance de l’oeuvre de Freud soit de première main. Il me semble que vous avez fait confiance à des médiateurs. Ils se sont multipliés depuis quelques années, et nous les avons laissés faire. C’est notre très grande faute. Voir un homme loyal dupé par des imposteurs me chagrine. Vous serez pour quelque chose dans la vigilance dont nous ferons preuve désormais. Que vous ignoriez Lacan et son école, je ne songe pas à vous le reprocher. C’est à nous que j’ai des reproches à faire. Nous répugnons à la propaganda fide. Nous sommes volontiers obscurs. Enfermés dans un tête-à-tête avec des patients que nous traitons un par un, nous sommes portés à négliger la portée des phénomènes collectifs.

Mais voilà qui est plus étonnant. On vous voit dans votre lettre vous duper vous-même.

I – Le quadrige

À l’appui de votre thèse, vous n’alléguez pas seulement la psychanalyse, mais l’anthropologie. Vous multipliez les références à Lévi-Strauss et son école. Françoise Héritier a vos faveurs. Vous citez le maître (« Le mariage n’est pas, n’a jamais été, et ne peut pas être une affaire privée ») et vous citez son élève et successeur au Collège de France (« La parenté est la matrice générale des rapports sociaux »).

Au début de votre lettre, l’anthropologie milite à vos côtés. Il faut attendre d’être rendu à la fin pour apprendre que Lévi-Strauss tirait des prémisses qui vous agréent des conclusions qui vous répugnent. Vous consacrez un long passage à sa célèbre conférence au Japon sur les nouvelles techniques de procréation. Sa vision de l’avenir vous inquiète, elle ne vous agrée pas, vous la repoussez. Fort bien. D’ailleurs, Françoise Héritier a signé le manifeste en faveur du mariage gay promu par Le Nouvel Observateur, comme l’a fait de son côté Maurice Godelier, qui est d’une autre école.

L’anthropologie n’est donc pas plus que la psychanalyse votre alliée. Elle semble d’abord se ranger à vos côtés, mais elle trahit vos espoirs en cours de route. J’aime Hugo comme vous l’aimez. Comment ne pas penser au vers des Châtiments ? « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! – C’était Blücher ! »

Troisième des disciplines que vous mobilisez, l’histoire vous sera-t-elle plus propice ? L’histoire est bonne fille, « on peut la violer, disait Alexandre Dumas, mais à condition de lui faire de beaux enfants ». Je vois seulement que, non content de la violer, vous étouffez ses enfants comme Richard III les enfants d’Édouard, sous un énorme édredon, celui de la « sagesse humaine », « l’antique sagesse des vieilles philosophies et des grandes religions ». Le mariage, dites-vous, « a partout et toujours uni un homme et une femme ». On ne sait si blâmer votre information ou si admirer votre sang-froid.

Enfin, vous n’êtes pas plus heureux avec la biologie. Page 13, vous croyez à la « nécessité (…) pour donner la vie (…) de la rencontre d’un homme et d’une femme ». Page 16, vous vous apercevez que « pour procréer, il faut faire se rencontrer un spermatozoïde et un ovule ». En effet. Du temps de Charles Trenet, on chantait : le soleil a rendez-vous avec la lune, pendant que papa pique et maman coud. Depuis lors, on sait qu’il s’agit de fusionner des gamètes. On a appris à les conserver. Le spermatozoïde ne fait pas la cour à l’ovocyte, qui ne joue pas les coquettes (le mot « ovocyte », qui désigne le gamète femelle, est d’ailleurs du genre masculin). La biologie n’a plus grand-chose de naturel depuis qu’elle a enfanté la biotechnologie.

Domestiquer psychanalyse, anthropologie, histoire et biologie, les atteler au char de l’Église, et les faire cavaler ad majorem Dei gloriam, c’est tout un art. Il ne s’apprend pas dans les écoles de la République. Il faut avoir fréquenté les oeuvres des maîtres néothomistes (les rénovateurs de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, devenue depuis Léon XIII, la référence majeure de l’Église catholique dans ses rapports avec la modernité), et mieux, ces maîtres eux-mêmes. Au siècle dernier, les plus grands furent français. Jacques Lacan avait une dilection toute particulière pour Jacques Maritain et Étienne Gilson.

II – Votre confession

Mais qu’aviez-vous besoin, Monsieur, de ces affûtiaux ? Votre cause est belle quand elle est nue. Vous plaidez la cause d’une tradition. Et cette tradition, c’est la nôtre. Elle vaut autant que valent les autres. Chacune est incomparable, c’est entendu, reste que celle-ci, nous en venons, et qu’elle a donné d’assez beaux fruits pour mériter d’être défendue. Vous le faites avec panache, et d’une façon fort émouvante.

Car vous payez de votre personne. Vous ne reculez pas à puiser dans ce « misérable petit tas de secrets » que dénigrait Malraux. Vous mettez dans la balance une livre de votre chair. Vous évoquez d’une phrase pudique votre enfance, celle d’un enfant né de père inconnu, élevé par sa mère et la mère de sa mère. « Je me souviens, écrivez-vous, de mon angoisse à chaque rentrée devant la feuille à remplir : nom et prénom du père, profession… » Vous parlez plus loin des « souffrances intimes des enfants sans père ou sans mère », de leurs « blessures secrètes » qui restent muettes. On peut avoir été un enfant aimé et heureux, dites-vous, « et toute sa vie souffrir intérieurement, secrètement, d’un manque, d’un vide, que l’on ne peut pas combler, de l’impossibilité de trouver la réponse à la question de savoir d’où l’on vient, si décisive pour savoir qui on est ». Vous en appelez alors au témoignage des psychanalystes.

Tua res agitur. C’est de toi qu’il s’agit. La vibration si personnelle qui parcourt ta supplique part de ce vide en toi qui s’agite. Cette missive, tu l’adresses à un personnage dont, comme telle, la fonction – peu importe son support humain transitoire – appartient dans notre tradition au registre paternel. En bref, sous les yeux du public, le fils sans père tend au président un procès-verbal de carence. La lettre ouverte est un palimpseste. Dessous se cache une lettre fermée, écrite à l’encre invisible, dont les premières phrases seulement se laissent lire dans la première.

Ceci n’est pas une interprétation sauvage. Vous ne laissez personne ignorer l’enjeu intime de la partie que vous jouez. Et loin de déconsidérer votre cause, cet aveu nimbe à mes yeux d’une aura le fils du père inconnu et de la femme abandonnée, quand il se lève pour dire : « Je préfère une société où la nature nous donne des enfants que nous trouvons les plus beaux du monde, et que nous aimons comme ils sont parce que ce sont les nôtres, et que nous ne les choisissons pas. »

Qu’avez-vous à faire, Monsieur, de Freud et de Lévi-Strauss, voire des Mariages indo-européens de Dumézil ou de La logique du vivant de François Jacob, que d’ailleurs vous ne citez pas ? Il vous suffit de dire : « Je préfère », et la question est tranchée. Vous préférez. Vous avez le droit de préférer. Vous avez le doit de faire savoir que vous préférez. Vous préférez, et l’argument est sans réplique.
Tous des enfants adoptés

Que préférez-vous exactement ? Vous préférez que les pères aiment leurs enfants parce que ce sont les leurs. Je vous comprends. Vous êtes bien placé pour savoir que ce n’est pas toujours le cas. Même un enfant qui est le sien, encore faut-il que le père ou la mère le choisisse. Votre père à vous ne vous a pas choisi, quand votre mère, oui, vous a choisi, et avec elle l’aïeule. C’est en ce sens que Lacan disait que nous sommes tous des enfants adoptés.

C’est une parole profondément chrétienne. Toute filiation est spirituelle. Toute filiation de plein exercice a son fondement dans la parole. À ce titre, elle l’emporte sur tout lien charnel. Et la parole a même la puissance de déterminer la naissance d’une chair nouvelle. C’est la signification du mariage chrétien. Et c’est pourquoi il est dit que l’homme quittera son père et sa mère pour suivre sa femme, et ils seront deux en une seule chair.

Antoine Godeau n’était sans doute pas un grand poète, bien qu’il fût des tout premiers à entrer à l’Académie française. Boileau dit de lui qu’il « faisait deux ou trois cents vers, comme dit Horace, stans pede in uno (« debout sur une jambe »). Ce n’est pas ainsi que se font les bons vers. » Cependant, il a donné de l’Épître aux Éphésiens un commentaire avisé, quand il dit du mariage que « ce lien doit être admirable, pour l’amour duquel tous les autres se rompent, sans pécher contre la nature ». Oui, on ne pèche pas contre la nature quand on est fidèle à l’Esprit.

Je me dis parfois que l’Église postconciliaire s’est lancée à l’étourdi dans une dévotion à la nature qui confine au paganisme. Et quand j’ai lu dans La Dépêche du Midi de vendredi dernier une interview de Michel Serres dans laquelle, à propos du mariage gay, le philosophe souriant invitait la hiérarchie de l’Église à se convertir au catholicisme, je me suis dit que notre trésor national pensait sans doute comme moi. Pour en avoir le coeur net, j’ai appelé mon vieux maître, dont jadis je suivais rue d’Ulm les cours d’agrég, et j’ai appris mon Leibniz dans sa thèse. Il m’a annoncé un article de lui à paraître.

Non, celui qui dit « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » n’est pas un naturaliste. Le Jésus de Luc, 14, 26, est un terroriste de l’Esprit saint. L’Esprit saint sublime et dénaturalisé.

De quoi l’Esprit saint est-il le nom ? Lacan répondait : « du pouvoir du signifiant », et c’est en la matière la doctrine rationnelle la plus pertinente que je connaisse. Voyez le chapitre III du Séminaire des psychoses. Quand la doctrine de la foi dépouillera-t-elle le vieil homme ? Qui libérera l’enseignement du Christ du « sac ridicule » où les scolastiques et les néo l’enveloppent ? Cela se chante : « Aristête, je te plumerai la tête ! Et la tête ! Et la tête ! »

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Le Point.fr – Publié le 29/01/2013 à 12:57 – Modifié le 29/01/2013 à 18:54