L’Éthique selon Edgar Morin

 

Edgar Morin, La Méthode 6 – Éthique, Paris : Seuil, 2004.

 par Michel Herland

 

On ne présente pas Edgar Morin, personnalité éminente de l’intelligentsia française, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages parmi lesquels quelques essais sociologiques qui ont fait date (Les Stars, 1957, La Rumeur d’Orléans, 1969) et surtout une somme, La Méthode (1981-2004) dont le projet, fort ambitieux, ne vise pas moins qu’à changer notre regard sur le monde, sans rien dissimuler de sa complexité, grâce à une démarche systémique. En passant, malgré tout, peut-être un peu vite sur l’objection d’ordre épistémologique qui se présente d’emblée : Comment une telle méthode considère-t-elle la distinction qui existe inévitablement entre l’objet réel, éminemment complexe en effet, et l’objet de la connaissance, le « modèle », nécessairement simplificateur (1) ?  La reconnaissance de « la différence entre la réalité empirique et la forme théorique » (2) étant le point de départ de la démarche scientifique, toute tentative pour la tirer du côté du concret comporte donc un risque du point de vue de sa pertinence.

 Dans le 6ème et dernier volume de la Méthode (3), Edgar Morin (E.M.) cherche à caractériser une « éthique de la complexité », par quoi il entend quelque chose qui serait à la fois « un et multiple » et qu’il décline en une auto-éthique, c’est-à-dire une éthique « individualisée » (qui ne peut apparaître que dans des conditions historiques données, celles de l’individualisme (4)), une socio-éthique, ou éthique de la « communauté » dont les racines sont plus anciennes que la précédente, et une anthropo-éthique, dite encore éthique de l’« universel concret », qui correspond pour l’essentiel à la prise de conscience écologique, à la compréhension des interdépendances synchroniques entre les groupes humains et diachroniques entre les générations. Rien jusqu’ici de très surprenant. Qui ne souscrirait en effet à une telle vision des choses ? Nous intéressent davantage les principes qui s’inscrivent sous les trois grandes rubriques et comment ils sont fabriqués.

 Commençons par quelque chose d’assez facile a priori, comme la solidarité avec les générations futures. E.M. cite bien à ce propos Hans Jonas mais il n’évoque aucune des difficultés conceptuelles qui sont derrière l’idée évidente de solidarité intergénérationnelle et qui se résument ainsi : Jusqu’où sommes-nous tenus de faire des sacrifices en faveur de nos descendants ? Cela concerne aussi bien, par exemple, la préservation des ressources naturelles qu’un éventuel devoir de procréer (qui découlerait du droit à l’existence des générations futures (5)). Ce sont là des réflexions parmi d’autres de la philosophie morale qui montrent qu’il ne suffit pas d’affirmer l’existence d’un devoir « anthropo-éthique » de solidarité intergénérationnelle pour être en possession d’un principe d’action rigoureux.

 Si l’on passe maintenant à « l’auto-éthique », celle-ci se décompose en un certain nombre de préceptes, par exemple un principe de liberté : « Agis en sorte qu’autrui puisse augmenter le nombre de choix possibles ». Passons sur l’ambiguïté de la formulation (faut-il comprendre ses choix, ceux de l’autrui considéré, ou les choix des humains en général ?) ; ce principe vaut certainement en soi. Il est par exemple à la base de la théorie de la justice d’Amartya Sen qui consiste à maximiser la « capabilité » de chacun, c’est-à-dire justement sa liberté de choisir entre plusieurs options possibles.

 Le « principe de compréhension » ne pose pas non plus de difficulté particulière, dans un premier temps au moins. Reconnaître que les humains ne sont pas intégralement mauvais, qu’il y a souvent des raisons derrière les actes les plus condamnables, semble en effet conforme au bon sens. Néanmoins, une fois qu’on a dit cela, on ne sait rien sur la manière dont il convient de traiter les auteurs d’actes répréhensibles. Ils ont sans doute leurs raisons – qui sont peut-être même des excuses –, cela n’empêche pas qu’il faille les mettre hors d’état de nuire. E.M. insiste sur la vertu rédemptrice du pardon. « La clémence, écrit-il, peut déterminer la transformation morale de celui qui en bénéficie » (p. 142). Certes, mais elle peut aussi bien le renforcer dans un sentiment d’impunité. Face à ce dilemme, E.M. renvoie chacun d’entre nous devant ses responsabilités : à nous d’apprécier les conséquences du pardon ou du châtiment. En tout état de cause, E.M., d’accord avec l’immense majorité des moralistes, rejette toute vengeance comme immorale. Et peut-être en effet les moralistes ont-ils raison là-dessus, mais où situer la frontière entre la vengeance et la réparation due à la victime, entre châtier par vengeance et châtier dans un but éducatif ? Et quelle différence cela fait-il pour le coupable qui reçoit une punition juste du point de vue de son efficacité (suivant la doctrine de Beccaria que E.M. reprend sans la contester ni vraiment l’approuver) de savoir qu’elle est ou non dépourvue de toute volonté de vengeance ? En réalité, E.M. se range parmi les tenants des morales de l’intention. Pour lui une juste punition au sens précédent deviendrait immorale s’il y entrait le moindre esprit de vengeance.

 E.M. n’adresse pas moins à Kant le reproche de rester précisément au niveau de l’intention, de développer « une morale qui ignore le problème des effets et conséquences de ses actes » (p. 40). Pourtant, le problème moral se situe bien au moment où l’on doit décider comment agir, en amont de l’acte et avant toute conséquence. Évidemment, s’il apparaît a posteriori que notre acte a eu des conséquences dommageables pour autrui, il est de notre devoir de réparer, mais cela (la « justice commutative » d’Aristote (6)) va de soi, si l’on peut dire. Le problème moral se situe bien avant. Et là, on a le choix entre deux grands types de morale : déontologique, sur la base de préceptes (par exemple : vengeance ne commettras point ; générations futures préserveras, etc.), celui qui a la faveur d’E.M., ou téléologique (par exemple la morale utilitariste : un acte est juste si et seulement si il augmente le bonheur général), qu’E.M. rejette car il lui reproche (ce qui est exact) de subordonner les moyens aux fins.

 E.M. nomme « écologie de l’action » la prise en compte de l’incertitude. Celle-ci n’est qu’un élément de la « complexité éthique ». L’existence de contradictions entre impératifs moraux différents – dès lors que l’on retient une approche déontologique – en est un autre. Or, on l’a vu, en distinguant trois branches de l’éthique, E.M. multiplie les contradictions possibles, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même. Cependant il ne suffit pas de reconnaître la possibilité des conflits entre principes éthiques ; il faut pouvoir trancher en cas de besoin, retenir un impératif moral au détriment d’un autre qui le contredit. Et, là-dessus, l’éthique d’E.M. ne nous est d’aucun secours. E.M., en effet, préfère à la logique tout court ce qu’il appelle la « dialogique », qui s’apparente à la dialectique des antinomies d’un Proudhon (7). Une telle manière d’appréhender le réel est sans doute inévitable pour qui veut tenir compte de la complexité. Il serait donc absurde de reprocher à E.M. d’avoir fait le choix d’une telle méthode. Par contre, on est en droit de s’interroger sur la pertinence de son application aux questions d’éthique. Car au fond à quoi sert une éthique, ou une morale (8), si ce n’est à nous aider à prendre les moins mauvaises décisions dans un environnement complexe ? Pour cela, il convient de dépasser les antinomies afin de parvenir à des règles faciles à interpréter.

 On dira que, en partisan de la morale déontologique, E.M. est favorable à de telles règles et qu’il ne manque pas d’en proposer quelques-unes. Par exemple celle-ci : « Notre lien consubstantiel avec la biosphère nous conduit à abandonner le rêve prométhéen de la maîtrise de la nature pour l’aspiration à la convivialité sur terre » (p. 185). Un tel précepte (qui range E.M. dans le courant de l’ « écologie politique ») est effectivement facile à comprendre : renoncer à maîtriser la nature signifie a contrario que l’humanité doit se laisser conduire par les exigences de la préservation de la nature ; l’appel à la convivialité ajoute une recommandation sur la manière dont il convient de gérer les rapports entre les hommes. Mais la clarté ne suffit pas toujours et, en l’occurrence, le principe ci-dessus suscite deux commentaires. D’abord, incidemment, on peut s’étonner de voir mélanger deux dimensions de la réalité (les rapports des hommes aux choses et les rapports des hommes entre eux) qui ne sont pas nécessairement liées. Ensuite, plus sérieusement, une Éthique ne peut se résumer à un catalogue des contradictions du monde et à une série de préceptes. Il faut à ces derniers une justification suffisante pour qu’ils soient non seulement clairs mais convaincants. Or l’idée de les justifier à partir du constat de complexité paraît pour le moins hasardeuse : si tout est dans tout, si toute chose contient son contraire, cela ne va pas nous aider à trancher. D’où la nécessité de faire appel à une autre méthode. Celle de Kant, par exemple : si je puis ériger un principe en loi générale, il doit être bon. Or, force est de constater qu’E.M. ne fait pas vraiment passer à ses règles un test comme celui de l’impératif catégorique.

 Faut-il, pour rester sur l’exemple précédent, renoncer totalement, universellement, à maîtriser la nature ? Cela ne paraît guère crédible. Faut-il se préoccuper d’instaurer des rapports conviviaux avec tous les gouvernements, tous les individus, même ceux qui n’ont aucune intention de nous rendre la pareille ? Cela n’aurait pas de sens. Il est vrai que, sur le second point, ce n’est pas exactement ce que dit Morin ; il évoque simplement une « aspiration à la convivialité sur terre ». Mais cette formule-là est-elle davantage universalisable ? En d’autres termes l’objectif d’une convivialité obligatoire avec des gens que nous n’avons pas choisis doit-il vraiment être poursuivi ? N’y a-t-il pas, derrière, le risque d’une société ultra-conformiste sous le contrôle d’un Big-Brother ?

 La théorie de la complexité s’avère plus prometteuse en tant que philosophie de l’histoire. E.M. emprunte à la théorie des systèmes une appréhension de l’humanité prise globalement comme un système auto-organisateur, c’est-à-dire capable de modifier non seulement ses réponses (en réponse aux variations des stimuli externes) mais son fonctionnement lui-même (son organisation). Face aux défis posés par la mondialisation (« l’ère planétaire »), et l’environnement, l’humanité n’a d’autre alternative que le suicide ou le passage à une autre civilisation. Et si l’on sait lire dans l’histoire les preuves de cette capacité de rebondissement et d’adaptation à des contraintes nouvelles, on est en droit d’espérer, comme E.M., que l’humanité se prépare à accoucher d’une telle mutation. Ceci, néanmoins laisse entière la question de savoir quelle serait l’éthique en phase avec cette hypothétique nouvelle civilisation. Si le livre d’E.M. explore, à cet égard, de nombreuses pistes, on n’y trouvera pas en effet – des fondements aux applications – une théorie morale rigoureuse. Il faut plutôt y voir une suite de brillantes spéculations intellectuelles, en reconnaissant qu’elles sonnent souvent très juste.

 Post-scriptum

Edgar Morin, auquel ce compte-rendu a été soumis, lui a apporté la réponse suivante :

 « Mon but n’était pas de formuler des recettes éthiques ; il est de reconnaître une problématique et une difficulté éthique. La pensée éthique ne peut formuler de programme, elle indique une voie et fait appel à la conscience et à l’esprit de chacun. Son principe est « aide-toi, la complexité t’aidera » ».

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(1) Pour le dire avec les mots d’Althusser : « Le mode d’appropriation du monde par la pratique spécifique de la connaissance… porte tout entière sur son objet (objet de connaissance) distinct de l’objet réel dont elle est la connaissance », « Du Capital à la philosophie de Marx », in Lire le Capital, I, Paris, Maspéro, 1967, p. 77.

(2) Alain Badiou, Le Concept de modèle, Paris, Maspéro, 1969, p. 9.

(3) Edgar Morin, La Méthode 6 – Éthique, Paris, Seuil, 2004.

(4) On ne peut éviter, ici, de faire référence aux travaux de Louis Dumont (Homo aequalis – Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977).

(5) Cf. sur ce thème Dieter Birnbacher, La Responsabilité envers les générations futures, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1994.

(6) Ou « justice relative aux contrats ». Cf. L’Éthique de (ou à) Nicomaque, liv. V, « La justice ».

(7) Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, 1846.

(8) Comme E.M., nous renonçons à distinguer strictement les deux termes. On notera que le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (dir. Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996) n’a pas d’entrée « morale » et se contente de distinguer méta-éthique et éthique appliquée.