L’esclavage raconté à ma fille – Christiane Taubira

taubira_esclavage_sa_filleGarde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira a été députée de Guyane de 1993 à 2012, mandat pendant lequel elle a rédigé en 2001 la proposition de loi visant à reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité.

« La traite et l’esclavage furent le premier système économique organisé autour de la transportation forcée de populations et de l’assassinat légal pour motif de liberté, pour marronnage. Ce système a perduré
pour l’Europe durant plus de quatre siècles, pour la France durant plus de deux siècles.
Il ne s’agit pas de se morfondre ni de se mortifier, mais d’apprendre à connaître et respecter l’histoire forgée dans la souffrance. D’appréhender les pulsions de vie qui ont permis à ces millions de personnes réduites à l’état de bêtes de somme de résister ou simplement de survivre. Il s’agit de comprendre cette première mondialisation qui a généré des relations durables entre trois puis quatre continents.
Ces événements doivent être enseignés, que l’on sache qu’il y eut, dès les premiers temps, résistance sur place et solidarité transcontinentale. Interrogeons cette histoire afin que les jeunes générations détectent les liens entre le racisme ordinaire et ses sources dans le temps, et qu’elles comprennent que la République a besoin de leur vigilance et de leur exigence. Choisissons une éducation qui prépare à l’altérité et qui porte l’empreinte de la vérité, de la justice, de la fraternité. »
Traite et exploitation des êtres humains, colonisation, luttes pour la liberté, réflexion sur la notion de crime contre l’humanité, formes contemporaines de l’esclavage : une mère engagée répond aux nombreuses questions de sa fille. De ce dialogue s’est construit, au fil des étonnements, indignations et admirations, un livre aussi passionnant que nécessaire.

EN LIBRAIRIE LE
7 MAI 2015
ISBN : 978-2-84876-466-5
14,5 x 22 cm, 192 pages, 16 €

Extraits :
de la page 114 à la page 147 de l’édition de poche.

 

Les réparations

…/…
Le 5 juillet 1825, soit vingt et un ans après l’indépendance haïtienne hautement et chèrement conquise, la monarchie française conduite par Charles X reconnaît la nouvelle république en des termes inimaginables, « [concédant] aux habitants de la partie française de Saint-Domingue l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement ».

La partie française ?
Oui. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, dans la forêt de Bois Caïman se tient une cérémonie où les esclaves jurent de libérer la colonie et de donner leur vie si nécessaire pour la suppression de l’esclavage. C’est le coup d’envoi de.l’insurrec­tion qui aboutit à l’indépendance en janvier 1804. Dès ce moment, les anciens maîtres et colons administratifs se regroupent sur la partie orientale de l’île d’ Hispaniola qui devient la République dominicaine, hispanophone. La partie occidentale occupée par les anciens esclaves et marrons conduits par leurs généraux, désignée comme partie française, mais en fait créolophone, devient Haïti, Anacaona de son nom amérindien. Et c’est à cette partie, libre depuis plus de vingt ans, que le roi de France  » concède  » l’indépendance !

Quand tu racontes, toi, tu assommes !
Attends, ma perle. Le meilleur est à venir. En contrepartie de cette condescendante reconnais­sance, Haïti devait s’engager à verser à la France cent cinquante millions de francs en cinq ans, soit trente millions par an, pour dédommager les colons. Le gouvernement haïtien, dont le président se nommait Boyer, accepta. Dans le même temps, il consentit une réduction de la moitié des droits de douane sur l’entrée des produits français.

En d’autres termes, Haïti contractait une dette et perdait des recettes ?
As you say, dear. D’autant que les négociants de l’import-export étaient français, allemands, espagnols ou américains. Et pour bien mesurer cette escroquerie, figure-toi que le budget annuel de la France à cette époque s’élevait à trente millions de francs. On demandait aux neuf cent mille habitants d’Haïti de pourvoir pendant cinq ans à la totalité des besoins de cette grande nation de vingt-six millions d’habitants.

Charles X était un grand profiteur et Boyer un vrai tèbè !
tébè : mot créole désignant l' »idiot du village ».
Tu penses bien que la plaisanterie n’a pas duré cinq ans. Haïti étranglée a dû se livrer à des acro­baties périlleuses pour emprunter les sommes nécessaires à un taux de 20 % d’abord, puis de 30 °lo. Elle a contracté ensuite un nouvel emprunt pour rembourser le premier. Ainsi s’est enclen­chée la spirale d’une dette extérieure aux profondeurs abyssales. Un siècle et demi plus tard, la république haïtienne, exsangue, avait versé et remboursé 80 % du prêt ainsi que de subs­tantiels intérêts. Le Trésor public haïtien s’était endetté auprès des grandes banques Lafitte, Rothschild, puis auprès de la Banque de l’Union parisienne, et de la National City Bank. Les capi­talismes français, allemands, américains se relayaient pour dépecer la bête. Ce sont les paysans haïtiens qui, par les taxes à l’exportation du café auxquelles ils étaient assujettis, fournissaient à l’État l’argent nécessaire à ces remboursements.

C’est de là que viennent les fameuses dettes du tiers-monde ?
Haïti un cas d’espèce. Mais l’escroquerie est de même nature partout. Après avoir confisqué les terres, dépossédé les habitants de ces pays,
lorsqu’ils n’étaient pas tout simplement massacrés, après avoir remplacé les cultures vivrières par des cultures de rente nécessaires aux marchés européens, les anciennes métropoles ont mis en place des dispositifs de prêts dont le but consistait à rendre solvables les colonies devenues indépendantes, afin qu’elles soient en mesure d’acheter les biens, produits et services venant d’Europe.

Mais c’est monstrueux ! Comment pourra-t-on rattraper ça ?
Par l’annulation de la dette du tiers-monde.

C’est par là que commencerait le processus de réparation ?
Non. La dette est une escroquerie en soi qu’il faut abolir, y compris dans les pays qui n’ont pas subi l’esclavage. Ils croulent également sous le poids de la dette, et surtout de ses intérêts, que les bailleurs européens et nord-américains appellent ‘pudiquement le service de la dette, service si considérable que plus on rembourse et plus il reste à rembourser. Même en ayant remboursé plus que le capital prêté, les intérêts sont tels que les pays débiteurs ne parviennent jamais à entamer le remboursement du prêt. Cette filouterie crimi­nelle prive des générations entières d’éducation, -de soins, de logement, d’espoir.
Et cela vaut pour tous les pays, même si la situa­tion d’Haïti est tellement excessive qu’elle en est caricaturale. Il faut dire que ce pays en a vu ! Il a supporté la dynastie Duvalier et leur milice tristement célèbre, les « tontons macoutes ». L’armée américaine a occupé cette moitié de l’île de 1915 à 1935, au nom de la doctrine de Monroe, l’Amérique aux Américains, qui fait de la Caraïbe et de l’Amérique centrale l’arrière-cour des États-Unis. Le jour même du débarquement, le 15 décembre 1914, une unité de marines s’est emparée d’un million de dollars en or qu’ils ont pris d’autorité à la Banque nationale haïtienne et qu’ils ont aussitôt transféré aux États-Unis par la canonnière Machias, qui les avait transportés de Miami à la rade de Port-au-Prince.
Dans les années soixante-dix, sous le prétexte fallacieux d’une fièvre porcine, ils ont fermé leurs frontières à l’importation de porc haïtien, exigeant qu’on abatte tout le cheptel, sur tout le territoire, éliminant cette viande qui avait l’insigne défaut d’être très compétitive. Depuis, les Haïtiens importent et consomment du porc des États-Unis.

C’est du propre. Les États-Unis font des choses pareilles ?
Oui. Cela et pire. Mais n’oublie pas que les États-Unis sont aussi la patrie de Langston Hughes et de Chester Himes, de James Baldwin et de Malcom X, de Martin Luther King et de Spike Lee, de Carl Lewis, de Miles Davis et d’Angela Davis. Mais c’est également la patrie et la terre de lutte de John Brown, de William Lloyd Garrison, d’Abraham Lincoln et d’autres Blancs, ceux du NAACP.
3. Langston Hughes (1902-1967) : poète noir américain dont l’oeuvre est marquée par le militantisme politique et le combat contre la discrimination raciale (The Panther and the Lash, 1967).
4. Chester Himes (1909-1984) : célèbre écrivain noir améri­cain. Dans La Croisade de Lee Gordon (1947), il dénonçait les problèmes raciaux au sein des luttes ouvrières. Son roman La Fin d’un primitif (1955) raconte les amours impossibles d’un Noir et d’une Blanche; avec La Reine des pommes (1958), il a inauguré une série de romans policiers qui mettaient en scène de manière cocasse, avec une grande lucidité, deux policiers noirs à Harlem, Ed Cercueil et Fossoyeur Jones.
5. James Baldwin (1924-1987) : écrivain noir américain. Dès son premier roman, Les Élus du Seigneur (1953), il devint avec Richard Wright un des meilleurs commentateurs de la condition de son peuple aux États-Unis.
6. John Brown (1800-1859) :homme politique américain, abolitionniste, devenu un symbole de la lutte contre l’esclavage aux États-Unis. Il élabora en 1857 un plan visant à libérer les esclaves parla force armée. Arrêté et condamné à mort; Brown fut’ pendu à Charlestown. Durant la guerre de Sécession, la chanson John Brown’s Body fit de Brown un martyr de la liberté.
7. William Lloyd Garrison (1805-1879) : abolitionniste et philanthrope américain qui fut l’une des plus grandes figures de l’antiesclavagisme aux États-Unis.
8. Abraham Lincoln (1809-1865) :seizième président des États-Unis de 1851 à 1865, il proclama l’abolition de l’esclavage, qui permit d’affranchir les esclaves dans tous les États.
9. NAACP :National Association for the Advancement of Colored People, groupe de pression exigeant l’égalité des droits pour les Noirs au début du xx° siècle.

Mais c’est aussi celle des lois de ségrégation Jim Crow.
10. Tout ce qui, aux États-Unis, a un rapport avec la législation raciste des États du Sud au temps de la ségrégation officielle est désigné par le surnom de Jim Crow. Si le Sud avait réintégré l’Union après la guerre de Sécession, il n’avait pas pour autant admis l’émancipation des esclaves. L’établissement des lois  » Jim Crow  » une vingtaine d’années après en témoignait. Elles excluaient la communauté de couleur de la vie économique et politique du pays. Le chansonnier Thomas D. Rice avait inventé le personnage de Jim le Corbeau – Jim Crow – vers 1820. II symbolisait le racisme aussi bien chez les Noirs que chez les Blancs.

Bien sûr. Mais c’est aussi celle des Black Panthers et d’Aaliyah.
C’est aussi celle du Ku Klux Klan et de J. Edgar Hoover. Restons encore dans les misères de ce monde. Je n’ai pas bien saisi le lien entre tout ce que tu m’as expliqué sur Haïti et le débat sur la réparation. À part que les anciens esclavagistes ont demandé réparation, eux, pour la perte de leur marchandise humaine, mais ce n’est pas un exemple à suivre.
Ce n’est certainement pas sur le terrain de l’estimation de la valeur marchande des personnes que doit se situer le débat sur la réparation. Ayant rappelé que le crime perpétré est irréparable, il me paraît relever du bon sens que l’on se soucie un peu de ce qu’il conviendrait de faire pour en corriger sinon en annuler les conséquences encore à l’oeuvre dans la fabrication des injustices et des inégalités.

Mais tu disais qu’il n’y avait ni coupables ni responsables.
En effet. Mais les gouvernements actuels portent la responsabilité des sociétés actuelles. Ils ne peuvent faire semblant d’ignorer que les villes atlantiques tiennent leur prospérité de l’ignoble commerce et que la portion du monde qui fut massacrée au nom de Dieu et du roi, saignée par la traite, abrutie par l’esclavage, pillée par le négoce et désorientée par l’aliénation, a participé de façon significative à l’accumulation du capital en Europe.

C’est quoi l’accumulation du capital, c’est la deuxïème fois que tu en parles ?
C’est le processus qui consiste à rassembler en un même lieu, en un temps réduit, les sommes nécessaires pour financer les équipements et les moyens de les faire prospérer. Il s’agit donc de transformer l’argent liquide en fonds d’investissement. À aucun moment dans l’histoire humaine, l’accumulation de capital ne s’est faite sans pillage, sans violence ou sans intervention soutenue de l’État. Les processus les plus efficaces et les plus durables ont conjugué ces trois conditions. Autrement dit, les richesses tirées du pillage des ressources minières de l’Afrique et des Amériques, du commerce négrier, de la vente des esclaves et de leur travail gratuit, de l’ouverture de débouchés pour les produits européens, ont assuré à l’Europe les moyens de développer l’industrie, mais également la recherche, les sciences et les technologies, de financer la conversion des économies féodales en économies agricoles et productives, puis en économies industrielles diversifiées.

Et comment fait-on pour reprendre tout ça ?
Il ne s’agit pas de le reprendre. Car on ne saurait faire la part du génie européen dans cette combinaison qui articule l’argent, la sueur, la coercition, les circonstances favorables ou néfastes, et l’intelligence. Ce génie européen fut d’ailleurs inégal. Les résultats aussi, comme en témoignent les souffrances des pauvres et exclus en Europe, paysans, serfs, ouvriers, vagabonds, prostituées et autres maudits.

On fait quoi alors, on renonce ?
Non. On explique que des politiques publiques doivent être ciblées sur l’objectif global qui est de corriger les effets des inégalités enracinées dans l’histoire et qui opèrent encore.

C’est quoi, les politiques publiques ?
C’est l’ensemble des actions gouvernementales dans un domaine donné. Par exemple, la politique publique des transports consiste à décider quelle place doit être réservée aux transports en commun terrestres, métro, bus, train, quelle place pour la voiture, le vélo, le roller, quelle place pour l’avion, et à prendre des décisions en conséquence.
La réparation suppose despolitiques pubhiques ciblées, qui s’ajoutent aux obligations courantes. Parlons de la politique éducative. Sur le sujet qui nous préoccupe elle se donnerait pour finalité de restituer aux enfants, et d’abord aux enseignants, ces siècles d’histoire ensevelis sous une chape de silence. Elle se donnerait pour objectif de permettre que cette histoire fasse son oeuvre d’information, d’éducation civique, de mobilisation des consciences pour une culture de la diversité, de la fraternité, de la paix et de la résistance à toutes les formes d’oppression. Elle se donnerait les moyens d’encourager la recherche et l’élaboration d’ouvrages sur cette période. Et elle contribuerait à nommer les choses. Dire le crime, le qualifier, lui donner un statut, le rappeler imprescriptible, c’est réparer. L’article le` de la loi y veille. Nommer les faits, les qualifier, c’est aussi réparer. La loi ne le fait pas suffisamment. Elle n’a pas osé conserver le mot  » déportation « . L’Éducation nationale doit avoir pour fonction de rattraper ce que la loi a laissé s’éclipser. Même si elles n’ont pas les mêmes missions.

Mais concrètement, pour nous à d’école, ça changerait quoi ?
Cela suppose que l’Éducatin nationale comprenne cette histiore est l’histoire de la France. Que les petits Français doivent l’apprendre, comme tous les enfants du monde d’ailleurs, puisque c’est l’histoire de la première mondialisation. C’est la première fois que plusieurs continents s’installent dans des relations durables. Le contact se fait sous la violence du choc de la traite et de l’esclavage. Il va lier le capitalisme européen en quête de marchés, au continent africain et au continent américain, mais également aux pays de l’océan Indien, et bientôt à l’Asie par le recours à des coolies, nom péjoratif donné aux travailleurs indiens et à des Annamites, engagés pour remplacer les esclaves sur les plantations.
11. Habitants de l’Annam, région de l’Asie du Sud-Est comprenant le Viet Nam actuel.
C’est donc l’histoire de l’économie de plantation mais aussi des savoir-faire qui se développent dans une économie parallèle pour la survie et dans le marronnage. C’est l’histoire de la navigation, celle des religions, celle des arts et des cultures, celle des techniques agraires, celle des artisanats et des métiers.
Il s’agit de donner à l’histoire toute sa profondeur et toute sa densité. Par exemple, lorsque vous apprenez les épopées de Napoléon Bonaparte, empereur des Français, on doit aussi vous enseigner qu’il a rétabli l’esclavage dans les colonies françaises pour faire droit aux revendications des planteurs. Lorsque vous apprenez les fastes de Louis XIV, le Roi-Soleil à Versailles, on doit vous enseigner qu’il a promulgué le Code noir qui déclarait les esclaves  » biens meubles  » et autorisait les maîtres à pratiquer la torture, la mutilation et l’exécution de leurs esclaves. Lorsque vous apprenez l’oeuvre de Colbert, grand économiste et fondateur de l’académie des Sciences, on doit vous enseigner que c’est lui qui a commandité le Code noir, qu’il a énoncé un interdit industriel absolu contre la concurrence en proclamant que  » pas un clou ne doit sortir des colonies  » afin de ne pas fragiliser les manufactures d’État qu’il avait créées. On doit vous expliquer qu’il a inspiré la Charte de l’exclusif colonial issue de l’édit de Fontainebleau, qui interdisait aux colonies tout commerce hors des échanges avec la métropole. Lorsque vous apprenez la Révolution française, on doit vous enseigner qu’elle n’a pas osé abolir l’esclavage et que c’est seulement la Convention qui l’a fait, cinq ans plus tard, avant son rétablissement par Napoléon huit ans plus tard.
L’esclavage traverse l’Histoire de la France, de toute l’Europe atlantique, des Amériques, des Caraïbes, de l’océan Indien, de l’Afrique au nord et du Sahara au sud. Elle a imprégné de nombreux épisodes de la vie publique. Sais-tu que c’est pour soutenir la culture de la betterave face à la compétitivité de la canne à sucre que des mesures de soutien de l’agriculture française ont permis le développement des eaux-de-vie du royaume ? Aujourd’hui encore, les divergences d’intérêt entre les cultures de la canne et de la betterave pour l’industrie sucrière donnent lieu à des confrontations qui se règlent parfois devant la Cour de justice européenne, prouvant l’actualité des traces de ces séquelles de la période coloniale.

Ce n’est pas ce qui va rendre les cours d’histoire forcément plus sympathiques !
Cela dépendra des modes d’enseignement et de la qualité des manuels scolaires. Je suis sûre que vos professeurs sauront éveiller votre curiosité, solliciter votre sens critique, votre esprit d’analyse, en vous montrant qu’il y a encore beaucoup à découvrir, à comprendre, à dire, sur ces sujets. D’où la nécessité d’encourager la recherche dans toutes ces disciplines, par des bourses, des facilités d’accès aux sources, mais surtout en faisant en sorte que ces thèmes deviennent des matières nobles dans les universités. Ce sont les préconisations de l’article 2 de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité.

Mais cette réparation ne concerne que le savoir des élèves et des étudiants.
Et leur formation citoyenne. C’est la promesse qu’ils seront mieux préparés à l’altérité, c’est-à-dire à la rencontre avec ceux qui sont différents par l’apparence, la langue, l’accent, la culture, les croyances, l’expérience, les habitudes alimentaires, vestimentaires, festives, que sais-je ? Mais c’est vrai que ce n’est pas suffisant. La re’paration doit résolument investir le champ culturel. La conscience des peuples est souvent portée par leurs minorités. Parmi nos minorités, les artistes ont obstinément conservé, entretenu, enrichi notre mémoire, nos savoirs, nos fantaisies, nos mythes, nos légendes, nos gloires et nos travers, nos frayeurs et nos mystères, se faisant les dépositaires de notre singularité. Ils l’ont inscrite dans la parole des contes, la magie des romans, l’épaisseur des essais, l’enchantement des musiques, l’éternité de la pierre sculptée, le charme des tableaux, l’envoûtement du théâtre, la force du cinéma, l’ensorcellement des danses, la fantaisie des chants, l’alchimie des mets. Ils bataillent seuls et rudement. Une politique culturelle doit leur permettre de se consacrer entièrement à l’expression de leur talent en cessant d’exercer pour des raisons purement alimentaires ces activités de gestionnaires, d’organisateurs, de promoteurs, de prospecteurs autour de leur couvre. Cette politique culturelle doit également s’atteler à rendre à certains endroits leur caractère sacré. Elle doit revisiter les lieux de notre vie quotidienne pour inscrire dans l’espace les souvenirs des épisodes glorieux ou tragiques, marquer les rues des noms de nos héros, nous abriter sous l’ombre tutélaire de ceux dont le courage a tressé les mailles de notre liberté présente.

C’est excitant. Mais la culture, ça ne nourrit que les artistes. Et encore.
Et encore. Mais tu conviendras qu’elle est vitale. Essaie d’imaginer qu’au début de ton éveil musical je t’aie interdit d’écouter les Spice Girls ou Céline Dion. Tu en ris ? Tu comprends aujourd’hui le désespoir que j’éprouvais alors, et mon entêtement à t’initier au jazz, au steel-band ou à la salsa. Et même si tu ne jures maintenant que par le reggae et le rap, tu sais savourer des chants traditionnels, un disque de Barbara Hendrix – seulement un morceau de temps en temps, d’accord – une bossa-nova ou un calypso.
Cependant, convenons qu’il y a également lieu de réparer dans des domaines plus matériels. Tout ce que je t’ai expliqué sur la confiscation des terres plaide en faveur de politiques publiques foncières et agraires qui réduisent les injustices, à défaut de les détruire. Il ne s’agit pas d’inciter à la guerre civile. Mais il s’agit d’éviter aussi qu’un jour elle apparaisse comme une voie légitime. Et que l’on puisse trouver des arguments, même douteux, pour l’expliquer sinon la justifier. C’est la responsabilité des pouvoirs publics de prendre acte des inégalités présentes enracinées dans l’injustice passée et de susciter dialogue, concertation, compromis et consensus pour les éradiquer. Là où l’État s’est emparé pour son propre compte du patrimoine foncier, il doit veiller à la restitution des terres dans des conditions équitables et fructueuses.

Pour éviter ce qui se passe au Zimbabwe ?
C’est cela. La responsabilité n’est pas qu’interne au Zimbabwe. À la confiscation des terres durant la période coloniale s’ajoutent les accords internationaux qui enlisent les pays dits du Sud dans une dépendance qui les appauvrit de plus en plus. Lauré préaration suppose également que soient révisés les rapports efforce hérités de la période coloniale qui, comme nous allons le v est fille de la période esclavagiste. Ces rapports déguisés en conventions internationales doivent être revus, et pas seulement tous les cinq ans, ce qui est actuellement le cas, comme si on vérifiait que les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ne sont pas totalement asphyxiés et que les cadavres bougent encore. Il doivent être revus dans leur logique même. Ils ont été construits sur la dialectique indépendance-endettement-dépendance. Ces pays ne peuvent que s’embourber dans la misère, la pauvreté, la maladie, l’illettrisme, la violence. Et les prescriptions d’institutions telles que la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international avec leurs programmes d’ajustement structurel n’ont servi qu’à immoler les plus vulnérables, sans inquiéter les auteurs de pillage, de gabegie, de corruption.

Mais le pillage se fait quand même avec des complicités internes !
Hélas, oui.

Et tu dis malgré tout qu’il faut supprimer la dette de ces pays ?
Absolument. Sans réserve. La dette est une escroquerie indéfendable. La plupart des pays ont d’ailleurs remboursé en intérêts plusieurs fois le montant du capital emprunté. La dette couvre de sordides pratiques usuraires. Consciente de l’inaptitude de certains gouvernements et souvent de leur coupable connivence, j’ai des états d’âme, mais pas de réserve. Il faut donc annuler la dette, mais dans le même temps donner des forces à ceux qui luttent pour la justice sociale et le progrès, et agir pour que cessent l’impunité sur les détournements et l’incompétence criminelle.

Dis-moi, il y a un aspect de la réparation que tu ne sembles pas vouloir aborder. Pourtant on en parle beaucoup, surtout aux États-Unis. J’entends souvent dire qu’il faudrait que les descendants d’esclavagistes indemnisent les descendants d’esclaves.
C’est une approche de la réparation. Il est vrai qu’elle est prépondérante aux États-Unis où règne une culture principalement matérialiste et judiciaire. Il y a d’ailleurs des procès en cours dans ce pays, notamment contre des compagnies d’assurance, pour réclamer des dommages et intérêts sur les fortunes bâties à partir des bénéfices de la traite. Les tenants de cette conception de la réparation ont des arguments sérieux. Ils affirment que ceux qui chicanent avec tant d’arrogance pour nommer le crime, ceux qui nous excluent de tout débat sur les torts infligés, le droit des victimes, le bien-fondé des réparations, ceux-là ne deviennent sensibles aux grandes causes que lorsqu’elles leur coûtent. Ils rappellent que l’Holocauste a eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale, que l’État d’Israël n’a été créé qu’en 1948 et que pourtant, en 1952, l’Allemagne et l’Autriche lui ont versé respectivement 822 puis 25 millions de dollars, sans compter la restitution des sommes déposées sur des comptes bancaires et des oeuvres d’art aux propriétaires qui ont pu être identifiés.

Oui, mais c’est parce qu’il y avait des survivants. Et on ne peut pas soutenir qu’il est impossible de punir les coupables parce qu’ils sont tous morts, et en même temps chercher des héritiers vivants pour leur verser des indemnités.
À quoi les défenseurs de cette thèse rétorquent qu’en tant que descendants des victimes ils subissent encore les séquelles des dépouillements, sévices, préjugés, interdits, discriminations directement inspirés par la période esclavagiste.

Ce qui n’est pas faux, d’après ce que tu m’âs expliqué.
Ils ajoutent que les États-Unis ont indemnisé les Américains d’origine japonaise internés par le gouvernement de Roosevelt après Pearl Harbour. Ils rappellent que les personnes envoyées en Allemagne et en Pologne pour le Service du travail obligatoire durant la guerre perçoivent des indemnités versées par les entreprises concernées. Ils se réfèrent même aux indemnités payées par le Japon à la Corée du Sud, en compensation des crimes perpétrés pendant l’invasion et l’occupation.

C’est comme pour les Juifs. Dans tous les cas, il y a des survivants. Dans certains cas, on donne aux États, dans d’autres aux personnes et parfois on rend aux personnes et on donne à l’État. C’est compliqué, tout ça.
Oui, mais plus c’est compliqué, et plus cela révèle l’immensité et l’horreur du système esclavagiste. Du point de vue des trafics, de la mobilité des colons et du  » cheptel  » d’esclaves, le système pratiquait la porosité des frontières. D’où la dispersion. Ceux qui sont du côté des indemniseurs potentiels demandent volontiers s’il faudra indemniser les Noirs et les métis alors que ces derniers descendent à la fois des esclaves et des maîtres. Ils demandent s’il faudra verser aux personnes ou aux États. Et dans les pays où la population d’origine africaine est minoritaire, que faudra-t-il faire ? Sans parler d’autres questions qui ont l’apparence de la pertinence, mais qui sont en fait déplacées. Il est assez drôle de relever que, contrairement à la France et à la plupart des anciennes puissances esclavagistes, le gouvernement des États-Unis a reconnu en quelque sorte aux anciens esclaves un droit à réparation en promettant une mule et quarante acres de terre à chacun. C’était dérisoire au regard de ce qui fut laissé et donné aux anciens maîtres. De plus, l’attribution de ce  » capital de départ  » ne fut même pas respectée. Cependant le fait de le déterminer posait le principe de la nécessité de la réparation. Malheureusement il n’y eut pas une pression morale forte pour contraindre le gouvernement à respecter cet engagement. Il est vrai que tout cela se déroulait dans une ambiance où un grand esprit comme Alexis de Tocqueville disait que  » si les nègres ont le droit d’être libres, les colons ont le droit de ne pas être ruinés par la liberté des nègres « .

Pourquoi restes-tu contre cette forme de réparation, en dépit de tous ces arguments ?
Parce que je n’autorise personne à calculer la souffrance de mes ancêtres et à me dire :  » Voilà, ils valaient tant et signez ici pour solde de tout compte.  » Je sens monter en moi des instincts cannibales et je suis prête à mordre jusqu’au sang celui qui se croira autorisé à me traiter ainsi.

Excuse-moi. C’est peut-être très digne mais guère efficace. Après les dégâts que tu m’as décrits toimême, ce refus est une façon de laisser durer les inégalités.
Le refus d’indemnité financière ne signifie nullement que je considère que les gouvernements actuels, héritiers des biens et dividendes de la traite et de l’esclavage, sont quittes de toute dette. Je dis simplement que ce n’est pas avec ma complicité qu’ils achèteront une deuxième fois mes aïeux. Cela me paraît même la façon la plus inappropriée de se débarrasser du problème.
L’exigence de politiques publiques ciblées, telles que je te les ai décrites, me paraît davantage de nature à dénoncer les inégalités d’une société dont les victimes sont toujours de même ascendance.
Ces politiques publiques coûteront cher. Et à ceux qui s’imaginent qu’il serait bienvenu de brandir comme un quitus ce refus d’indemnité, j’adresse, en guise de mise en garde, les mots de Countee Cullen :
Nous ne planterons pas toujours
Pour que d’autres récoltent
Le sué doré des fruits mûrs
Nous ne tolérerons pas toujours
En esclaves muets
Que des êtres inférieurs
Maltraitent nos frères
Nous ne jouerons pas toujours
De la flûte douce
Tandis que d’autres se reposent
Nous ne resterons pas toujours courbés
Devant des brutes plus astucieuses que nous
Car
Nous n’avons pas été créés
Pour pleurer
Éternellement.

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L’enjeu de la loi reconnaissant le crime contre l’humanité

Sous couvert d’impunité,
les crimes font des petits plus cruels encore.

La France est tout de même le seul pays qui ait adopté un texte reconnaissant dans la traite négrière et l’esclavage un crime contre l’humanité. Pourquoi restes-tu insatisfaite ?
Je ne suis pas insatisfaite. Sur des causes qui me dépassent autant, je ne laisse pas mes sentiments dicter ma compréhension des choses.

Tiens donc ! Une personne comme toi, qui assures qu’il y a du sentiment dans tout ce qui concerne les hommes ?
Je confirme. Et s’il est un sujet qui me touche profondément, c’est bien celui-là. Quelles que soient les souffrances que j’ai endurées dans cette bataille, et je te prie de croire qu’elles furent incisives, quelles que soient les contrariétés que m’ont causées certaines frilosités, quel que soit l’agacement que j’ai éprouvé face à certaines ignorances, quelle que soit l’irritation que provoquèrent certaines légèretés, quelles que soient l’exaspération et la fureur que m’ont inspirées les clichés et préjugés inconvenants sur une pareille cause, je veux rester lucide.

Cette loi a été adoptée à l’unanimité. En fin de compte, les clivages se sont estompés ?
L’unanimité tient à la conjonction de motivations multiples. Il y a ceux qui approuvent de toutes leurs forces. Ceux qui n’approuvent que parce que le texte original a pu être aseptisé. Ceux qui approuvent parce que ce serait politiquement incorrect de se démarquer. Ceux qui n’approuvent pas mais se taisent par manque de combativité, absence d’arguments, pour ne pas mettre leur groupe en difficulté, ou parce qu’ils estiment que la cause ne mérite pas un conflit.

C’est ce que veut dire l’unanimité ?
Pas toujours. Et on ne va pas se refuser d’ironiser un peu sur ce vote unanime des deux chambres du Parlement. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions. Il est évident que si la loi actuelle ne sanctionnait pas ces pratiques autorisées dans le passé, on trouverait aujourd’hui encore des personnes capables de se situer dans le camp esclavagiste en composant avec leur conscience.

Tu me fais frissonner. La France est un pays civilisé, quand même. De nos jours…
La sauvagerie et la barbariei ne sont pas affaire d’époque. Tu en sais assez sur le rayonnement de Samarkand, de l’Andalousie, de la Grèce, de Ségou, de Grenade, de Kerma ou de Palenque, sur la magnificence d’Akhenaton, de Salomon, d’Averroès, d’Hatchepsut, de Manco Càpac et de tant d’autres, pour comprendre que la  » civilisation  » n’est ni affaire de temps, ni affaire de lieu.
1. Site archéologique du Soudan, ancienne ville de Nubie qui était le centre du royaume de Coush (XVIe siècle avant J.-C.). Des fouilles ont permis de mettre au jour d’importants vestiges.

Les trois grands continents réputés sous-développés, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud, ont fait éclore des civilisations prestigieuses qui, pour la plupart, ont été détruites au contact des Européens lors des conquêtes coloniales. Note bien que les Grecs et les Romains qualifiaient de  » barbares  » les cultures et les peuples étrangers, et que plus tard la chrétienté a appliqué ce terme aux Germains, aux Slaves et aux Asiatiques. Tu vois comme ces vérités sont subjectives. En clair, les barbares sont toujours les autres, ceux dont on ne comprend pas le comportement parce qu’on ne connait pas assez leur culture. Ce n’est pas une question d’ époque. Les pratiques contemporaines d’esclavage et de servitude en sont la preuve.

Oui, mais là, tu reviens à la politique.
Il n’y a pas de matière plus politique que le droit. Car il s’agit de définir les règles de la vie commune, les limites qui s’imposent à chacun, le cadre dans lequel l’État s’arroge le monopole des sanctions judiciaires, de la surveillance policière et de la défense militaire. Les lois reflètent aussi les générosités de la société tout en dénonçant ses démons.

Et elle dénonce quels démons, cette loi ?
La peur de nommer. Dans le texte original, j’écrivais :  » Les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences sociales devront assurer une place conséquente à la plus longue et la plus massive déportation de l’histoire de l’humanité.  » Cette disposition est devenue:  » Les manuels […] accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent.  » Voilà. Ces millions de personnes capturées, marquées au fer, vendues, transportées à fond de cale n’ont pas été  » déportées  » . Comme s’il y avait un monopole sacré sur le mot. Ce crime perpétré durant plus de quatre siècles et demi, qui a concerné au moins trente millions de personnes et cinq à sept fois plus, selon les historiens, si l’on compte ceux qui ont péri entre les lieux de capture et les marchés aux esclaves des colonies, ne peut être déclaré  » la plus longue et la plus massive déportation de l’humanité  » . Pourtant le temps est une donnée objective. D’autant qu’aux quatre siècles et demi de pratiques esclavagistes des Européens s’ajoutent les sept siècles d’esclavage transsaharien des négociants arabo-musulmans. Ce n’est introduire aucune hiérarchie entre le génocide juif et la déportation des esclaves, aucune échelle dans la souffrance humaine, que d’inscrire dans la loi ce que les historiens considèrent comme le crime ayant fait le plus grand nombre de victimes sur la période la plus longue. Les crispations peuvent. malencontreusement nourrir une concurrence malsaine et dangereuse entre les victimes des crimes contre l’humanité.

Pourquoi dis-tu qu’il y aurait un monopole sacré sur le mot  » déportation « 
Je fais référence à l’interdit implicite de tout usage de ce mot en dehors de l’Holocauste qui a frappé les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale en Europe. Depuis, il n’est pas concevable que l’on utilise le mot  » de déportation  » ,pour désigner une autre tragédie que ce génocide, qui a donné lieu à la création du concept même de crime contre l’humanité. Pourtant, avant cet épisode monstrueux de l’histoire européenne, le mot déportation était utilisé, par exemple pour désigner le transfert des prisonniers français et coloniaux vers les bagnes de Guyane et de Nouvelle Calédonie. Or, peut-on nommer autrement l’acte violent qui a consisté à faire traverser l’océan Atlantique et l’océan Indien à des millions de personnes enchaînées, condamnées à travailler comme du bétail, sous le statut de  » biens meubles  » appartenant au patrimoine du maître ? L’usage exclusif de ce mot sert peut-être à conjurer le démon nazi. Mais il faudra bien, cependant, que la traite et l’esclavage soient aussi fortement condamnés.

Et quelles sont les générosités de cette loi ?
Sur le plan matériel, elles sont pratiquement nulles, si on retient que la disposition relative à la réparation a également été supprimée. L’article 5 du texte initial proposait la création d’un  » comité de personnalités qualifiées chargées d’évaluer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation morale et matérielle due au titre de ce crime « . Préjudice et réparation matérielle sont apparus comme des perspectives effrayantes. Même si matérielle n’est pas synonyme de financière. Pourtant, il n’était question que de la mise en place d’un comité. Mais c’était déjà reconnaître le bien-fondé d’une revendication de réparation et s’engager à y faire droit. Cette disposition a dérangé pratiquement tous les députés, mais, pour la plupart, ils se sont rendus aux arguments que je t’ai exposés. Finalement cette disposition a été ôtée du texte. Néanmoins, on peut considérer comme une  » générosité  » l’article 2 sur l’éducation, la recherche et la coopération. Il ne fut pas maintenu sans lutte. Mais retenons qu’il reconnaît la nécessité d’introduire cette histoire dans les programmes scolaires. Il ne sera plus question d’évoquer en passant, au détour de la révolution de 1848 et de l’avènement du suffrage universel, le décret d’abolition. Il sera question de la traite et de l’esclavage, des politiques d’État qui les ont portés, de la place des colonies, du rôle qu’ont joué les grands hommes de l’Histoire de France, des luttes et du marronnage, des peuples disparus, des syncrétismes religieux, des langues nouvelles créées pour communiquer avec le maître ou les autres esclaves…

Ce sera aussi facile que ça ?
Certes non ! On court le risque que certains. ouvrages propagent de fausses idées, mais l’article 5 de la loi définitive permet aux associations qui ont pour objet de défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants de se porter partie civile. Elles peuvent donc porter plainte et demander des dommages et intérêts, par exemple pour punir l’apologie de crimes contre l’humanité.

C’est une autre générosité de cette loi.
Si on veut. Nous avons établi une distinction entre les dispositions où se manifestent les vieux démons et celles où s’expriment les générosités, mais elle ne reflète pas tout à fait la réalité. Il n’y a pas vraiment lieu de parler de générosité. Ces dispositions sont en fait de simples actes de justice. Tardifs. Bienvenus néanmoins. Cette loi révèle un réel courage sur le plan moral, elle est moins audacieuse sur le plan politique.

Tu le regrettes ?
Je n’irais pas jusque-là. Une loi est une construction collective. Elle prend corps à la croisée d’exigences divergentes et parfois contradictoires. Elle en dit plus long par ses limites que par son contenu. Particulièrement les lois qui participent de l’arsenal juridique de la défense des Droits de l’homme. Car la loi construit les digues qui protègent les plus vulnérables. Elle dit le niveau de conscience universelle des institutions qui doivent savoir se propulser au-delà de l’air du temps, des blocages ou des inhibitions, pour dégager l’horizon. François Mitterrand était encore candidat lorsqu’il a déclaré, malgré des sondages défavorables à l’abolition de la peine de mort, qu’il la supprimerait s’il était élu.
Il y a des causes qui exigent des convictions nobles et une détermination digne. Il est certain que j’aurais préféré plus de hardiesse politique dans cette loi. Mais cette cause est un combat que j’aborde sans amertume ni regrets. Je fais le point à chaque étape pour considérer l’état des forces, apprécier les avancées, mesurer les inerties, évaluer les obstacles, prévoir les conquêtes à venir et réviser les stratégies. Il faudra oeuvrer pour que ce qui a été évincé de la loi trouve sa place à l’école, dans les universités, dans la société.

Ça ne sera pas la même chose…
Certainement pas. Le professeur Luis SalaMolins parle de la  » fonction crématistique  » de la loi. En effet seule la loi, donc le jugement potentiel, peut annuler les conséquences d’actes criminels, en procédant à la  » pesée des faits  » , à leur  » pondération « . Je partage volontiers cette approche. Et il est certain que la peur des mots a privé cette loi de sa vocation à dire et à mesurer le préjudice, à estimer la réparation. La fonction morale de la loi doit être consubstantielle à sa fonction normative. […] Malgré ses insuffisances, je pense que cette loi marque un tournant essentiel dans la conscience collective. Elle consolide l’architecture internationale des droits naturels des peuples et des citoyens. L’article 3 stipule qu’une requête en reconnaissance de ce crime contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe et de l’Organisation des Nations Unies notamment. La conférence internationale contre le racisme qui s’est tenue à Durban en Afrique du Sud du 30 août au 8 septembre 2001 a consacré cette reconnaissance. Et depuis lors, le débat sur la réparation est devenu incontournable. Il connaîtra encore des avatars. On voudra le réduire à de simples revendications financières, mais on ne pourra l’empêcher de progresser. Et finalement, c’est peut-être mieux qu’il n’ait pas été confisqué par une poignée de personnalités, quelles que soient, par ailleurs, leurs qualités personnelles. Et qui sait ? Ce débat est peut-être le début d’un travail nécessaire sur les politiques publiques.

À quelque chose, malheur est bon ?
Toujours !
Fin des extraits Textes juridiques :
J.O n° 119 du 23 mai 2001 page 8175
Lois
LOI no 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (1)

NOR: JUSX9903435L

L’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Article 1er
La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.
Article 2
Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée.
Article 3
Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l’océan Indien et de l’esclavage comme crime contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d’une date commune au plan international pour commémorer l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d’outre-mer.
Article 4
Le dernier alinéa de l’article unique de la loi no 83-550 du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage est remplacé par trois alinéas ainsi rédigés :
« Un décret fixe la date de la commémoration pour chacune des collectivités territoriales visées ci-dessus ;
« En France métropolitaine, la date de la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage est fixée par le Gouvernement après la consultation la plus large ;
« Il est instauré un comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des représentants d’associations défendant la mémoire des esclaves, chargé de proposer, sur l’ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. La composition, les compétences et les missions de ce comité sont définies par un décret en Conseil d’Etat pris dans un délai de six mois après la publication de la loi no 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. »

Article 5
A l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, après les mots : « par ses statuts, de », sont insérés les mots : « défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants, ».
La présente loi sera exécutée comme loi de l’Etat.
Fait à Paris, le 21 mai 2001.
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CODE PENAL
(Partie Législative)
LIVRE II
Des crimes et délits contre les personnes
TITRE Ier
Des crimes contre l’humanité
CHAPITRE Ier : Du génocide

Article 211-1
Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfants.
Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.
Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables au crime prévu par le présent article.

CHAPITRE II : Des autres crimes contre l’humanité

Article 212-1
La déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile sont punies de la réclusion criminelle à perpétuité.
Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables aux crimes prévus par le présent article.
Quatrième de couverture :
Il paraît que l’esclavage a toujours existé? Parle-moi de ces nègres marrons que tu aimes tant… La France devrait donc regretter toute l’aventure coloniale ? Quelle est la différence entre l’esclavage contemporain et l’esclavage dit « moderne » ? Une mère militante et passionnée raconte à sa fille l’histoire des souffrances et des révoltes des peuples victimes de l’esclavage. Avec une remarquable force de conviction, elle rappelle que, si cette pratique est abolie en France depuis cent cinquante ans, ses conséquences morales, politiques et économiques affectent aujourd’hui encore des millions d’individus. Le style incisif et flamboyant de Christiane Taubira-Delannon fait d’abord de son livre une oeuvre d’écrivain.
L’auteur vu par l’éditeur
Christiane Taubira-Delannon, députée de Guyane, membre de la commission des Affaires étrangères, a rédigé la proposition de loi visant à reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Elle est aussi l’auteur de plusieurs publications de sociologie, d’économie, et de Mabula Taki, Gallimard, 1995 (in Noir des Ides, collectif).