Les Soirées d’été en Lubéron, 18ème édition : « L’itinérance est certainement ce que nous pouvions faire de plus raisonnable… »

par Soraya Behbahani —

 

Marius Gottin, Michel Richart et J.D. Desrivières

« Le Lubéron, une île ». Sous cet intitulé, le manifeste de la 18ème : « Jeter un pont imaginaire entre Le Lubéron, la Caraïbe… et le reste du monde. » Nul doute, dès lors, que, de Gargas à Castellet, en passant par Goult, Roussillon, Apt, Bonnieux, et autres carrières d’ocres, tous lieux qui tour à tour se prennent, à la tombée de la nuit, au jeu de l’heureuse métamorphose théâtrale, le Lubéron se fasse, sinon île, archipel. Et, à la barre de cette yole à la drive sur la terre des Félibres, deux hommes, le Bordelais Michel Richard, pour la responsabilité artistique, et le Foyalais Marius Gottin, à la présidence. Deux hommes, donc, qui ont eu l’intelligence de comprendre que la francophonie, ce mot singulier qui signe une position d’étrangeté vis-à-vis de la langue et de la culture dont on use et mésuse à plaisir, était l’apanage partagé de tous ceux qui, artisans du langage, non contents de se plier aux codes et aux normes sociales instituées, prennent le parti de les ouvrir et de les ouvrer – autrement dit, de les subvertir.

Guère étonnant, dès lors, d’entendre à Apt le grondement malicieux des Inculture(s)* de Franck Lepage : « Chez moi, en France, si vous demandez à quelqu’un si ceci est un objet de culture, il vous répond tout de suite : « Ah non non, pas du tout, ceci n’a rien à voir ! » Parce que nous avons quelque chose qui s’appelle « La Culture ». Ca date d’après la deuxième guerre mondiale. Et la France a été le premier pays à oser importer dans une démocratie le concept de ministère de la Culture, inventé par des pays assez peu sympathiques. Depuis on dit « La » cul-tu-re. Au singulier. Je sais que ça va vous paraître idiot, mais on a ça… « La cul-tu-re ! » ou si vous préférez la culture avec un grand Cul ! » Le ton est donné, et le gimmick restera – ici, on aime la culture, mais avec un petit c… En mode mineur, donc, et à la découverte de ces discours qui, depuis les marges (artistiques et politiques) de la nation, n’ont de cesse d’en réinventer la saveur pour lui rendre tout son sel, et toute sa force corrosive.

 
 

Daniely Francisque et Patrice Le Namouric, alias Hélène et Nabil, à Gargas © G. Flangakis

Mais parce qu’il s’agit bien ici de ponts jetés, et non de simple juxtaposition, chaque scène se fait le lieu de la rencontre singulière de regards tout aussi singuliers, et qui tour à tour se croisent, s’interrogent, se disputent et se fécondent. Quelques plots de circulation disposés en cercle sur la place de la mairie de Gargas, un pneu rouge sur lequel s’assied Daniely Francisque, alias Hélène, et Patrice Le Namouric, superbe Nabil, qui, de deux baguettes, guide la Canadienne dans les rues d’un Liban dévasté par la guerre civile, à la recherche de son collier « évanescent ». Morceau perdu au milieu d’un pays morcelé, Le collier d’Hélène, dans la mise en scène de Lucette Salibur, se fait le moteur d’un mouvement sans fin où, de cette quête impossible d’une unité retrouvée, seule peut encore triompher, sur les lieux mêmes de la perte, la rencontre de l’autre, de ces autres tour à tour portés par Ruddy Sylaire, Lucette Salibur, Patrice Le Namouric et, bien sûr, Daniély Francisque elle-même. Et le parti pris intimiste, encore accru par la sobriété du décor, qui concentre l’action sur le jeu des corps et des voix, donne la pleine mesure de ce chassé croisé qui se fait, peu à peu, pas de deux. « On ne peut pas vivre comme ça ! », reprendra en écho Hélène (moment de grâce de la comédienne qui, au début de la pièce, échappait encore quelque peu à son rôle), mots et maux embrassés qui ensemble autoriseront, peut-être, la relance du jeu, et du désir – n’est-ce pas le bras de Nabil qui, à présent, entoure le cou d’Hélène ? Sans doute créer la pièce de Carole Fréchette en Martinique n’était-il pas anodin ; mais, moins anodin encore : que nul n’en sorte, ici comme là, indemne.** Car si la vie est un mouvement incessant, comme le souligne la circularité de la mise en scène et de la scénographie, alors l’espace se prend au jeu du temps, et se met à battre, à l’instar du Lubéron, au rythme des cœurs qui l’animent et en bousculent les frontières établies – elles qui, dès lors, ne sauraient plus rien avoir d’étanche.

L’itinérance, toujours. Et jusque dans la plus apparente immobilité. Celle de ces deux hommes qui, pris au piège des eaux en crue dans la cité de l’Indépendance, tuent le temps en attendant qu’il ne les tue. Surtout l’un, à vrai dire, hâbleur invétéré (Marius Gottin), qui n’a de cesse d’entreprendre et de relancer cet étranger à ses côtés (Michel Richard) qui, quant à lui, cherche désespérément possible issue. Mais l’eau, inexorablement, monte, et avec elle l’angoisse de notre homme – à laquelle seule fera réponse le flegme lymphatique de ce Socrate grivois qui sait déjà, lui, qu’il n’y aura, en fait d’échappatoire, que celle de la parole. Sans doute y aurait-il du Beckett, chez notre auteur haïtien, s’il n’y était pas tant question d’absurdité de l’existence que d’une légèreté de l’être, n’en déplaise à Kundera, tout à fait soutenable. Force poétique, et critique, de la pièce : ce parti pris assumé d’une dérision, et au sens fort du terme, comme mise en dérisoire – rappel à la réalité périssable de cette chair dont tout l’art tient, précisément, à jouer – pour mieux en jouir. Et puisqu’il ne s’agissait là que d’une lecture, souhaitons à Jean Durosier Desrivières de trouver bientôt à ses Paroles en crue metteur en scène qui sache leur donner corps. Heureuse coïncidence, néanmoins, de cette distribution provisoire : dans le rôle de l’étranger, le responsable artistique qui a choisi d’inviter l’artiste caribéen dans le Lubéron. Alors, qui est l’hôte de qui ? Est-ce la Caraïbe dans le Lubéron, ou le Lubéron dans la Caraïbe ?

 

 
   

Jean-Durosier Desrivières, Virginie Lafontaine, Dominique Pichon, Marius Gottin et Michel Richard, réunis à Castellet pour un hommage à Aimé Césaire © S. Behbahani

 C’est sur la place de la Fontaine de Castellet que la question, objet d’une concertation étudiée, prend tout son sens. De cette soirée d’hommage à celui que l’on a coutume d’appeler chantre de la Négritude, lecture musicale de textes tressés par Marius Gottin, et accompagnés des guitares percussionnées de Dominique Pichon, on retiendra, en effet, le pari tenu de transmettre à qui n’en savait rien, et de rappeler à qui croyait tout en savoir, l’extraordinaire ouverture du message du poète. Avec, à son acmé, extrait d’Une tempête, cette adresse à Prospéro, distribuée entre deux Blancs, Virginie Lafontaine et Michel Richard : « …Bien sûr, pour le moment tu es encore le plus fort. Mais ta force, je m’en moque, comme de tes chiens, d’ailleurs, de ta police, de tes inventions ! Et tu sais pourquoi je m’en moque ? Tu veux le savoir ? C’est parce que je sais que je t’aurai. Empalé ! Et au pieu que tu auras toi-même aiguisé ! Empalé à toi-même !… » Manière de souligner, si l’on put l’oublier, et comme le rappellera encore Marius Gottin à l’issue de la performance, combien ennemie de tout « noirisme » fut la Négritude de Césaire, et combien invitation à ne jamais lire dans la figure de l’autre que celle de notre propre étrangeté – si inquiétante soit-elle. D’ailleurs, le public ne s’y trompe pas : au bélya pou Sézè entonné par Jean Durosier Desrivières, celui-ci répond. Et pour le reste (dont je n’ai, malheureusement, vu que partie) ? Une énumération à la Prévert n’y suffirait pas :Le landau anglais de Bernard Mazéas interprété par « deux antillais, et deux du coin » à Bonnieux, comme en écho à Castellet, où deux antillais, et deux du coin donnaient lecture de Césaire ; L’objecteur de Vinaver, dans une mise en scène de Jean-Yves Picq, au moulin de Goult, auquel ne s’attaquera pas, fort déjà de ses quelques quatre cent paires d’yeux et d’oreilles à la carrière de Broux, Don Quichotte de la Manche, théâtre et musique, composé et orchestré par Stéphane Kœdinger, adapté, dirigé et interprété par Michel Richard (l’ingénieux hidalgo), secondé de Roland Pichaud, alias Sancho, ici réunis pour nous tenir le récit d’événements dont la véridicité ne saurait qu’être attestée par la qualité de l’auteur qui, comme chacun sait, n’est autre que l’historien arabe Sidi Ahmed Benengeli… ajoutons encore le Desnos de Virginie Lafontaine, l’Histoire de la pétanque de Jean-Louis Gaultier, ou encore la ballade poétique de Jean Durosier Desrivières, qui se fit fort, le dernier jour, de nous retracer, non sans verve, et comme de connivence avec les éléments (tonnerre, vent, trouées de lumières opportunes… mais quel tribut a-t-il donc bien pu payer aux Loas pour les enrôler dans l’équipe technique ?), les péripéties du festival.

 

 
   

Jean Durosier Desrivières, à la carrière de Broux

 Tous discours non plus français, mais en français, et qui s’offrent au débat sur la place publique. A l’origine des Soirées d’été, en effet, en 1992, la volonté commune de ses deux cofondateurs, Petra Schultz et Michel Richard : faire de l’agora un théâtre, et du théâtre une agora. En d’autres termes : prendre l’espace public pour rendre l’espace public. C’est que l’enjeu de la culture – il va sans dire avec un petit c… – réside bien là : dans la possibilité offerte d’une mise en débat de la res publica, de la chose publique. Et parce que le théâtre n’est pas le miroir de la société, mais l’invitation à la réfléchir, de se faire ici l’occasion d’un échange qui se passe de distinctions sociales, et se prolonge, autour d’un verre, en discussions parfois serrées, mais où l’on n’interroge jamais l’autre… sans s’interroger soi-même en regard. On ne se croise pas les bras dans l’attitude stérile du spectateur, ici : on n’est pas au spectacle. Et c’est tant mieux. Car voilà : « Il va bien falloir commencer. Commencer quoi ? La seule chose au monde qui vaille la peine d’être commencée. La Fin du monde, parbleu ! » En guise de manifeste littéraire, et dans la bouche de Michel Richard, à Castellet, Césaire ouvre la voie d’une polyphonie de voix qu’on espère voir se poursuivre longtemps dans le Lubéron.

 

Alors, bien sûr, il y a des cafouillages logistiques, des silences inopinés, de petites imprécisions et de grandes incertitudes météorologiques, sans parler des confusions de genre assassines – un cirque qui s’installe sur fond de Serge Lama au début de la lecture, par ailleurs remarquable, du texte militant et anti-milicien de Catherine Tullat, De l’autre côté, par la comédienne Claire Delaporte… Mais, parce que le frisson qui nous saisit lorsque nous nous trouvons face à des hommes de chair et de sang fait du théâtre l’art du faillible, c’est-à-dire du risque pris, et assumé, ce festival en mode mineur est, pour cette raison même, un acte de théâtre majeur.

Les 18ème Soirées d’été en Lubéron se sont tenues du 23 juin au 5 juillet 2009, juste à côté d’Avignon, et juste avant le Festival, mais surtout au plus près de l’esprit que lui impulsa, à ses débuts, Vilar. Alors, rendez-vous aux 19èmes. Parce que, résolument, l’itinérance est ce que nous pouvons faire de plus raisonnable.

 

*Lepage F., L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu… Inculture(s) 1, Editions du Cerisier, Cuesmes (Mons), 2007

 

**On pourra retrouver la pièce, pendant toute la durée du Festival d’Avignon, à la Chapelle du Verbe Incarné -Théâtres d’outre-mer en Avignon.