« Les rites de naissance en Haïti », Obrillant DAMUS

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Préface 1

 

Compte tenu de la situation économique et politique en Haïti et en regard des événements qui viennent récemment de se dérouler à Port-au-Prince en janvier 2010, les sujets d’écriture et de réflexion que nous livrent les auteurs traitent bien souvent de la maladie, de la mort, de la misère, de la souffrance et des problèmes de développement qui hantent cette moitié d’île. Il y a tant à dire sur ces thèmes et sur d’éventuelles solutions et sorties de crise, qu’on oublie bien souvent qu’il y a aussi de la vie en Haïti, et que plusieurs Haïtiens et Haïtiennes se chargent de l’entretenir. Cet entretien passe notamment par l’arrivée de nouveaux-nés qu’il faut savoir accueillir et protéger, tout comme ces femmes enceintes qu’il faut savoir accompagner durant leur grossesse et au moment de l’accouchement. C’est là un sujet qui ne vient pas forcément à l’esprit tellement nous sommes envahis de mauvaises nouvelles et d’images douloureuses à propos d’Haïti. Le livre que nous avons là consiste alors en une bouffée d’air. Il nous écarte des chemins les plus empruntés de nos jours en livrant un essai sur la naissance en Haïti et certains rites qui l’accompagnent. Il nous détourne d’une Haïti construite trop souvent sous une forme misérabiliste qu’on se représente habituellement sur le déclin.
Obrillant Damus a choisi d’entrer dans le détail de certaines pratiques qui sont réalisées par des accoucheurs et des accoucheuses dont on méconnait bien souvent le rôle. Il s’est proposé d’éclairer l’expression pratique et explicite de rites, comme de comprendre les raisons, les finalités et le sens des gestes et des ingrédients qui les composent. Et de le faire « modestement » : en exploitant d’une part deux entretiens menés en Haïti auprès de deux matrones; et en mobilisant d’autre part des souvenirs inscrits en mémoire lors d’observations faites sur le terrain lorsqu’il vivait dans la commune haïtienne d’Arnoux.
Avant de souligner quelques apports de cette analyse, il faut se rappeler que les accoucheurs, qu’on nomme en Haïti des matrones, sont des praticiens locaux qui jouent un rôle indispensable dans le champ de santé maternelle et infantile. Leur participation au bien-être de cette tranche de la population est d’autant plus évidente quand on connaît l’absence, la précarité ou le manque d’intégration des services de santé déployés dans les hôpitaux, les centres de santé et les dispensaires. En bref, la société haïtienne n’a pas attendu la présence de services déployés sur un mode occidental pour élaborer une médecine locale, pour reconnaître le rôle et la compétence de certains praticiens préoccupés par la santé, et pour modéliser, entre autres, des formes de savoirs et de pratiques relatives à la grossesse et à l’accouchement. Considérer ces savoirs et ces pratiques relèvent du bon sens dans une logique de promotion de la santé et d’amélioration des services à la population. On trouve d’ailleurs en Haïti quelques initiatives qui consistent à les reconnaitre et les bonifier pour rendre la pratique des matrones plus efficace et plus sécuritaire. On constate notamment qu’il se fait dans les campagnes haïtiennes un ensemble de formations qui leur sont destinées. Dans celles-là, on leur livre de nouvelles connaissances, les outille de matériel et leur demande de référer vers les institutions de santé des cas de grossesse et d’accouchement qui posent problèmes.
Malheureusement, ce souci utilitariste pour la pratique des matrones ne s’accompagne pas vraiment d’une grande connaissance à leur sujet. En fait, on considère bien souvent que leur pratique se résume à une gestuelle, à certaines habiletés et à l’utilisation de quelques matériaux. On ignore toute la complexité et la profondeur des savoirs qu’elles détiennent et qui les guident dans leur mission. Il en est de même de cette idée que l’accouchement soit un moment de déséquilibre qui requiert une remise en ordre via des rites. C’est sur ce point que le travail d’Obrillant Damus prend toute sa pertinence. Sans discuter de certains programmes de santé, ni de la reconnaissance des matrones, il apporte tout simplement un pan de la réalité relative à la grossesse et l’accouchement qui est insoupçonné par la majorité des intervenants qui travaillent avec ces praticiens.
Sur ce point, il décline tout d’abord les rites en deux groupes considérant leur moment d’apparition. Certains sont préalables à l’accouchement. On trouve là des pratiques de massage, des remèdes à absorber oralement, mais aussi des invocations à des puissances surnaturelles, lesquelles sont utiles pour lever des barrières (à la fois mystiques, surnaturelles et/ou physiques) qui empêchent un accouchement normal et sain. D’autres rites se déploient à partir de la délivrance, auprès du nouveau-né notamment, dans un souci de protection, de prévention et de purification. L’auteur présente ces différents rites en appuyant sa présentation des discours des deux matrones interrogées sur leur manière de procéder.
De cette description qualitative, nous sommes bien obligés de rompre avec cette idée largement véhiculée que la pratique des matrones se résume simplement à un savoir-faire ou à une gestuelle acquise de manière empirique. Il y a dans cette pratique de l’accouchement en Haïti une forte charge symbolique. Pour le dire ici en quelques mots, il en va d’abord de la place du rêve et de la révélation dans le fait d’embrasser le métier de praticiens de santé. Dans le contexte haïtien et pour la plupart des praticiens locaux, il est courant de présenter le début d’une pratique sous la forme d’une élection. En somme, on ne devient pas praticien par choix mais répond plutôt à des attentes extérieures, notamment surnaturelles. C’est bien le cas des informatrices de l’auteur qui évoquent dans l’entretien le fait d’avoir hérité d’un don et d’être consacrées.
Cette légitimation de la pratique ou cette justification établit d’emblée un rapport étroit avec des puissances non humaines qui influencent la vie des Hommes. Ce rapport permet ainsi aux matrones d’y recourir lorsqu’elles connaissent des difficultés. Et la prière d’être dans ce cas un moyen très utile pour recourir et s’adresser à des puissances religieuses qui se présentent à elles sous la forme de saints ou du Grand Maître. Ces indications relatives à la part du religieux dans la pratique des matrones rejoignent les résultats des enquêtes ethnographiques de Brodwin (1996) comme celles que j’ai menées en Haïti auprès de tous les thérapeutes de la médecine créole haïtienne (Vonarx 2011). Quelles que soient finalement la nature des activités des praticiens du système médical local, nous sommes en Haïti au carrefour du religieux et du médical. Obrillant Damus nous apporte ici une autre confirmation de cet état de fait.
Davantage, il montre encore que les aspects symboliques des pratiques des matrones rendent compte de certaines lois classiques de la magie. Ces pratiques seraient encore magico-religieuses si on en croit l’auteur qui montre par exemple comment les lois de sympathie et de contagion supportent l’usage de matériel, le traitement que les matrones réservent au placenta et au cordon ombilical, et un ensemble de procédés qui consistent à protéger les corps des nouveaux-nés des agressions de lougawou, ou suceurs de sang noctambules. À nouveau, ces lois de la magie sont à connaître pour bien comprendre les modalités des rites de naissance, leurs fonctions et leurs cohérences internes.
Nous voyons donc à travers différents rites discutés par l’auteur que la pratique des matrones comporte des dimensions magico-religieuses. Qu’on se le tienne alors pour dit, les catégorisations habituellement utilisées pour classer les pratiques de ces acteurs de santé éclatent en morceaux dès qu’on les confronte à du matériel empirique collecté sur le terrain. Certes, le lecteur trouvera peut-être que le matériel mobilisé dans cette étude est un peu mince. Une analyse de contenu rigoureuse a toutefois permis de faire la démonstration précédente. Obrillant Damus reconnaît d’ailleurs cette faiblesse méthodologique à plusieurs reprises dans son exposé. Mais il ajoute encore que sa démarche n’est là qu’à son début. Il compte aller plus loin dans cette enquête sur les rites, et notamment procéder à une enquête de terrain plus systématique. Prenons ainsi ce livre comme un premier pas sur un chemin que l’auteur projette encore de parcourir. Considérant le manque d’écrits anthropologiques à propos de la naissance en Haïti, nous ne pouvons que l’encourager à réaliser un tel projet.
Nicolas Vonarx, Professeur. Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval.
Préface 2
En ces temps bouleversés que traverse Haïti, qui vient de subir l’une des pires catastrophes de son histoire, il est réjouissant de voir qu’il y a encore de jeunes intellectuels haïtiens prêts à reprendre le flambeau de la recherche et à se consacrer corps et âme à l’étude du patrimoine national, en particulier quand celui-ci est immatériel et relève de la culture populaire – un trésor d’autant plus précieux qu’il risque de se perdre d’une génération à l’autre, avec la mort de ceux qui le transmettent et les bouleversements socio-culturels qui affectent, un peu partout dans le monde, les populations rurales.
M. Obrillant DAMUS nous présente ici les résultats d’enquêtes sur le terrain effectuées dans une zone rurale d’Haïti qu’il connaît bien car il en est originaire ; ces enquêtes, menées auprès d’informatrices créolophones profondément ancrées dans leur milieu, ont porté sur les rituels qui entourent un événement très significatif dans la vie de toute communauté, celui de la naissance. La méthodologie et la démarche de l’auteur, amplement détaillées dans la première partie de son travail, lui ont permis de recueillir des données d’une valeur inestimable pour l’étude des traditions ancestrales qui entourent l’avènement d’une vie nouvelle, dans le contexte rural haïtien, vu à travers les yeux de ces femmes qui ont pour métier (on serait tenté de dire « pour mission ») d’aider les parturientes à accoucher. Les résultats auxquels il est parvenu projettent un éclairage multiple sur l’objet de son étude et intéressent autant la sociologie que l’anthropologie, l’ethnographie et la linguistique. Les lecteurs trouveront en annexe la transcription exhaustive des enregistrements sur lesquels repose le travail, en créole et en traduction française, ce qui garantit la parfaite transparence méthodologique de la démarche.

M. DAMUS a identifié deux catégories de rituels entourant l’accouchement : ceux qui le précèdent ou l’accompagnent, et ceux qui lui font suite. Ils relèvent tantôt de l’hygiène, tantôt de la divination, mais du point de vue des « matrones » ils appartiennent tous à une vision globale du rôle de l’accoucheuse dans ce monde ; de ce point de vue, M. DAMUS a bien rendu justice à son objet, qu’il respecte et interroge sous plusieurs points de vue.

On ne peut que se réjouir de la publication de ce travail et appeler de nos vœux la parution de nouvelles études du même genre, qui permettront de mieux connaître, et surtout de préserver pour les générations futures, des gestes fondamentaux qui se transmettent depuis des siècles mais qui risquent, plus que jamais aujourd’hui, de disparaître dans le grand tourbillon de la modernité. Ces gestes, à la fois universels (car ils connaissent des correspondants dans toutes les sociétés) et particuliers (puisque chaque collectivité les décline à sa façon) ont beaucoup à nous apprendre sur la nature profonde de l’Humanité. Merci infiniment à l’auteur de les mettre à notre portée.
André Thibault, professeur de Linguistique à l’Université de Paris-4 Sorbonne