« Les Révoltés du Monde » au côté des enfants

— Par Janine Bailly —

Si vous me demandez ce qu’est pour moi le festival Les Révoltés du Monde, je vous répondrai qu’il est une incitation généreuse à découvrir le monde tel qu’il est, non pour se contenter de le regarder et de le déplorer, mais pour que naisse l’envie profonde d’avec les autres le changer. Et puisque, selon la formule chère à Saint-Exupéry, empruntée aux Indiens d’Amérique, je crois que « nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants », j’ai été plus particulièrement sensible aux deux films consacrés à ceux qui sont l’avenir du monde, et cela qu’on les aime ou les maltraite, qu’on les reconnaisse ou qu’on les nie. À ceux qui, parce qu’ils sont les plus petits et les plus vulnérables, souffrent d’abord et de la plus injuste façon des guerres que se livrent entre eux les adultes. Et nous menant du continent africain au continent américain, les documentaires par leur diversité prouvent bien que nul n’est à l’abri de l’inhumaine perversité.

Gamin 23, enfances perdues au Brésil (Menino 23: Infâncias Perdidas no Brasil), de Belisario Franca, est le récit de l’enquête menée par Sidney Aguilar, historien et professeur. Une de ses étudiantes lui ayant rapporté que, dans la ferme où elle vivait, avaient été trouvées des briques porteuses de la croix gammée — la svastika symbole du nazisme —, lui-même connaissant l’existence de grandes familles ancrées dans un mouvement fascisant et nationaliste nommé “intégralisme brésilien”, sachant enfin que dans les années trente une cinquantaine d’enfants, tous noirs, avaient été déplacés — déportés dirait-on ? — d’un orphelinat de Rio de Janeiro vers une ferme plus à l’intérieur du pays dans l’État de São Paulo, Sidney Aguilar fit le lien entre ces différents indices et se mit en quête d’une vérité occultée, de celles que l’histoire officielle se garde bien de nous révéler. Cette recherche, il la mena en lien avec sa thèse de doctorat : Éducation, autoritarisme et eugénisme : exploitation du travail et violence à l’enfance au Brésil (1940-1945).

À partir d’archives consultées, de registres nominatifs qui ouvrent des pistes, à partir surtout des témoignages de deux survivants aux parcours bien différents, la réalité à petits pas se fait jour. Après avoir prétendu qu’une éducation serait donnée aux garçons transférés, on les transforma en esclaves attachés aux durs travaux forcés de la fazenda, petits galériens identifiés par des nombres seuls, souvent maltraités et facilement punis. D’abord réticent à témoigner, c’est le “menino 23” Aloísio Silva qui, mis en présence de son nom sur le registre, s’ouvrira ému aux confidences, mais aussi revivra ces moments douloureux, affirmant haut et fort que « s’il les retrouvait, il se vengerait ». Il dira comment on les sépara avant le départ en deux groupes, comment on les “tria”,  les forts à droite les faibles à gauche, en vue de ce à quoi on les destinait. À sa libération, dix ans plus tard, il pourra reprendre une vie prétendument normale mais à jamais spoliée de son enfance. « Une enfance volée », une enfance dont « on ne sait pas même ce que c’est », précisera le second témoin, Argemiro Santos, dit “le marin” : lui-même ne se voyant aucun avenir à la place où on l’avait assigné, parvint malgré les risques encourus à prendre la fuite, exerça des petits métiers avant de s’engager dans la marine, le Brésil étant entré en guerre aux côtés des Alliés. De José Alves de Almeida, le garçon nommé “Deux”, reconnu sur les photographies mais aujourd’hui décédé, et qui avait choisi de rester sur la propriété, nous saurons par sa famille la triste fin qui fut la sienne, homme aussi nu et démuni qu’à sa naissance !

Si le réalisateur fait avec Sidney Aguilar la lumière sur cette détestable entreprise, il nous dresse aussi par des images d’archives, européennes autant que brésiliennes, le panorama d’une certaine époque, d’un certain Brésil, celui de la “dictature éclairée” de Getúlio Vargas, où régnaient les grands propriétaires terriens, où l’on ne dédaignait pas d’être ami de l’Allemagne hitlérienne, où sévissaient les “Chemises vertes » du parti AIB (Ação Integralista Brasileira). Par des images fictionnelles composées en noir et blanc, notamment par de beaux portraits d’enfants, il offre une respiration bienvenue au cœur d’un documentaire dont le propos aurait vite pu devenir insoutenable.

Et comment ne pas évoquer les deux mille “Enfants Volés” de la Réunion que, sous l’impulsion du député Michel Debré, on arracha dans les années soixante à leur île ? Afin de pallier l’exode rural qui sévissait alors en France, on les transplanta dans des régions aussi reculées que la Creuse, où mis au service de l’agriculture et des entreprises ils perdirent non seulement leur famille biologique, leur nom parfois, mais leur identité toujours !

 

Maman Colonelle, de Dieudonné Hamadi, nous a conduits en République Démocratique du Congo. Or précisément, dans la nuit du 21 avril, de nouveaux combats venaient d’éclater dans le Nord-Est du pays, où l’on compte des centaines de morts, où femmes et filles en grand nombre ont été violentées. Depuis plusieurs mois déjà, cette région voit, dans une insécurité grandissante, s’affronter les différentes communautés.

Le documentaire, portrait sensible de la policière Honorine, qui jamais ne se départit ni de sa tendresse ni de sa fermeté placides, nous montre une “mère-courage” en charge de sept enfants, quatre enfants biologiques et trois adoptés, et qui pourtant ne ménage ni son temps ni sa peine pour venir au secours des femmes violées autant que des enfants martyrisés. La première séquence, celle d’un improbable “au-revoir”, si elle fait bien entendre l’angoisse qui naît au départ d’Honorine vers un autre poste, bouleverse et donne le ton par la gravité inscrite sur le visage et dans le regard de cette si petite fille en robe blanche, « qu’ils ont attrapée par la fenêtre et qu’ils ont violée », dit en un cri sa mère désemparée. À Kisangani, d’autres défis attendent la Colonelle, qui la mèneront vers une action plus collective, et donc plus politique, en ce sens que, tendant à impliquer des avocats ou des passants à qui elle demande une solidarité nouvelle, elle se substitue à un État par trop absent, sourd à son peuple et défaillant.

Trois moments m’ont, pour des raisons dissemblables, particulièrement interpellée et touchée : il y a d’abord ces femmes, malmenées par la vie, violées, traumatisées, qui trouvent refuge dans ce bâtiment délabré où les mène Honorine, femmes que l’on voit renaître mot à mot, dans leurs demandes pour des conditions matérielles de vie plus dignes, et qui se diront avec humour, bien qu’étant « des mères périmées », aptes à recueillir des enfants en souffrance. Il y a justement ces jeunes enfants, ce bébé aussi qui se découvrent à nous au temps où Honorine ouvre par force cette porte derrière laquelle ils sont reclus. Petits tenus prisonniers, au double prétexte que leurs parents les ont accusés de sorcellerie, et que cette sorte de mégère qui les garde est censée, contre rétribution, extirper d’eux le mal ! Il y a ensuite dans un tout autre registre, non plus dans l’émotion mais plutôt dans la stupéfaction et l’indignation, cette scène où des handicapés regroupés en une association (à laquelle les protégées d’Honorine expliquent par souci d’honnêteté ne pas vouloir adhérer) viennent se poser en seules et vraies victimes, niant ce statut aux autres, les accusant de travestir la réalité. Pour comprendre, rappelons-nous que Kisangani fut en effet le théâtre en 2000 d’une « guerre des six jours » entre les armées ougandaise et rwandaise, qui a coûté la vie à des milliers de civils sans jamais faire l’objet de procès officiels. Honorine demandant à sa brigade « de ne pas voler dans les maisons » lors d’une intervention, Honorine se voyant logée avec sa famille dans une sorte de misérable construction à l’abandon, misère et corruption d’un pays se devinent aussi en filigrane.

À ces deux films, des discussions intéressantes initiées par des intervenants compétents, apportèrent des précisions pour aider à une meilleure compréhension de ce qui venait de nous être montré. Et c’est là encore une des initiatives heureuses de ce festival !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 23 avril 2018