« Les Jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine »

 Un livre majeur et de grande érudition de Stéphane Martelly

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— Par Robert Berrouët-Oriol —

Stéphane Martelly, –poète, peintre et chercheure postdoctorale en recherche-création à l’Université Concordia–, a fait paraître, le 30 novembre 2016 à la Librairie Gallimard de Montréal, « Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine » (Éditions Nota bene). Ce livre est issu de sa thèse de doctorat soutenue en mai 2014 à l’Université de Montréal.

Déjà connue à l’échelle internationale pour avoir publié le livre qui, selon mon analyse, est la plus exhaustive et méthodique étude de l’œuvre du poète Magloire Saint-Aude –« Le sujet opaque – Une lecture de l’oeuvre poétique de Magloire-Saint-Aude », Paris : L’Harmattan, 2001–, Stéphane Martelly offre aujourd’hui à tous ceux qui s’intéressent à la littérature haïtienne contemporaine un livre majeur et de grande érudition, une référence analytique fort bien documentée qui fera date dans la réception critique de cette littérature.

Le livre « Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine » se déploie sur 379 pages dans une langue de grande clarté argumentative. Il comprend un avant-propos qui situe le cadre conceptuel d’une réflexion herméneutique sur le sujet de la recherche menée par l’auteure et se divise en trois amples chapitres précédant la conclusion. L’ensemble est agrémenté d’une riche bibliographie de corpus, de théorie littéraire, de philosophie, de linguistique et de psychanalyse suivie d’une annexe consignant « Une série de toiles [peintes] pendant les premières années (…) qui ont accompagné la réflexion de l’auteure sur « La série de la folie – 2000 2005 ».

Le travail de Stéphane Martelly est à la fois complexe et passionnant ; le conceptualiser, mener une recherche au long cours puis en faire un livre relève chez elle de la création scriptuaire accompagnant comme en écho une topographie de haute rigueur qui entend dé-voiler ce que la fiction littéraire haïtienne contemporaine a enfanté d’inédit « aux parapets de la foliei », « en marge et au féminin » chez les auteurs étudiés. Ce sont Marie Vieux-Chauvet (« Folie » dans « Amour, colère et folie ») ; Davertige (« Anthologie secrète ») ; Jan J. Dominique (« Mémoire d’une amnésique ») ; Franketienne (« Anthologie secrète ») ; Lyonel Trouillot (« Les enfants des héros »).

À vouloir pister la « folie » et le « féminin » dans l’œuvre de plusieurs romanciers et poètes contemporains, la démarche analytique de Stéphane Martelly procède dès l’avant-propos d’un questionnement majeur :

« (…) que se passe-t-il (…) dans le contemporain littéraire haïtien, période que je situerais de la fin des années 1960 jusqu’au séisme du 12 janvier 2010, pour que, dans cet instant du désastre et de la catastrophe, ainsi pressentis et actualisés, la folie soit partout et que partout semble émerger le féminin ? » (p. 10)

« Le tournant du millénaire en littérature haïtienne est marqué par plusieurs grands phénomènes et tendances : inquiétude sur le plan de l’expression de l’identité, sentiment global d’une perte de sens, d’une déroute ou d’une défaite, sombres figures de folie et de désastre dans le paysage contemporain et, de manière apparemment détachée, apparition de figures et de personnages féminins majeurs dans des œuvres de tous genres. Dans le moment ambigu de cette constitution du féminin et de cette déroute du sens, mon interrogation veut s’arrêter plus largement sur la folie et le féminin dans la littérature haïtienne contemporaine en tant qu’expressions concourantes de la dissemblance. » (p. 10)

Au chapitre I (« Parcours critiques et déchiffrements heuristiques », p. 31-113), Stéphane Martelly examine donc attentivement « la folie et le féminin dans la littérature haïtienne contemporaine » : elle s’applique à un véritable « déchiffrement heuristique » du texte « Folie » de Marie Vieux-Chauvet (p. 31 et ss). Pareil déchiffrement, laborieux, est à terme fécond puisqu’il permet à l’auteure d’éclairer le dispositif narratif de Marie Vieux-Chauvet comme suit :

« La stratégie d’écriture la plus marquante en ce qui concerne la folie chez Chauvet réside incontestablement dans ces clivages et ruptures installés au cœur même du texte à travers les jeux de l’énonciation. D’une part on remarque l’énonciation à la première personne du monologue intérieur, par laquelle, dominante, s’exprime la voix de René (…) et d’autre part l’énonciation théâtralisée, portée par des personnages parfois dûment désignés par des didascalies , qui la font éclater vers une multitude de points de vue ». (p. 89-90)

L’ample analyse de ce chapitre est suivie d’une séquence intitulée à dessein « Folie I » (p. 117-121), texte de création littéraire où l’auteure réélabore, diffracte et recentre son objet d’étude du dedans de l’acte d’écrire. Ce qui d’ailleurs lui vaut de définir très justement l’heuristique : « Ce que j’appelle heuristique est cette écriture qui tourne en cercles concentriques. Qui close, se reflète pourtant infiniment dans des cercles élargis. Son ouverture procède par répétition et résonance. C’est un élargissement qui procède par étapes, méfiantes, prudentes, pour se solder tout aussitôt par un nouveau repli. » (p. 117)

Au chapitre II (« Détours/traces : marges et mémoires du contemporain haïtien », p. 123-225), l’auteure poursuit sa démonstration en interrogeant cette fois-ci « les jeux du dissemblable » dans l’œuvre de deux poètes, Davertige et Franketienne :

« La relation entre marge et mémoire que j’aborderai en profondeur dans les analyses qui suivent apparaît par ailleurs comme ce rapport forcément subversif qu’entretient une œuvre de création avec un contexte de violence ou de totalitarisme, puisqu’un sens est recherché et puisque cette recherche infinie, par essence inachevée, est une profonde affirmation de liberté. Qu’on aille dans le sens d’un décentrement, d’une « émargination », comme je le proposerai chez Davertige, ou d’un rapatriement de la marge au centre, comme dans le cas de la mémoire accidentée de Franketienne, une telle confrontation entre marge et mémoire permet qu’apparaisse soudain cet allusif au temps présent à la fois comme panorama, comme problème et comme création. Elle permet aussi que cet affrontement surgisse sur le territoire du sujet poétique, du sujet lui-même comme espace paradoxal de ressemblance et de différence, dans des repaires que, quelques pages auparavant, la folie nous présentait comme familiers (…) » (p. 129)

Pareille mise en perspective et tracées réflexives de l’analyse permettent à Stéphane Martelly de poser que « Peut-être qu’après tout, de Idem [de Davertige] à Anthologie secrète [de Franketienne], ce texte aux multiples formes ne fut que « confusion ardente et une grande illusion d’œuvre » (p. 169), car « (…) avec Davertige, c’est la mémoire qui est poussée du côté de la marge par le souvenir et par l’entrée dans la légende et l’éternité. Avec Franketienne, au contraire, c’est la marge qui, me semble-t-il, est creusée au cœur de la mémoire, ce qui l’évide de son principe stabilisant de mêmeté tout en faisant résonner l’accumulation de ses voix. » (p. 169-170) Du reste il faut souligner que Stéphane Martelly fait œuvre de pionnière au sens où c’est bien la première fois qu’une analyse de si haut niveau instaure des rapprochements thématiques inédits et féconds entre les cinq auteurs étudiés, en particulier entre Davertige et Franketienne. Le chapitre II, qui aborde entre autres le « trauma » duvaliériste, le « déficit du symbolique » et le « réel traumatique » (p. 185, 186 et ss) dans l’œuvre de Franketienne, est lui aussi suivi d’une séquence de création littéraire intitulée « Folie II » (p. 229-233), un puissant poème dans lequel l’auteure donne voix au deuil, au soliloque intime comme à une sorte de « suspicion théorique qui se situe par-devers toi au cœur de mon questionnement (…) » (p. 231)

Quant à lui le chapitre III (« Lire/créer : féminin et art dangereux de la dissemblance », p. 235-325) s’attache à « Mémoire d’une amnésique » de Jan J. Dominique et à « Les enfants des héros » de Lyonel Trouillot. Stéphane Martelly précise la visée de cet arpentage analytique en ces termes : « (…) plutôt qu’une étude du genre plus traditionnelle, c’est le féminin en tant qu’archétype de la figure de l’autre qui me préoccupe ici, et, avec la marge et la folie, le féminin comme la forme négociée ou totale de l’altérité. » (p. 244-245) L’éclairage de premier plan qu’elle fournit en situe les enjeux :

« On pourrait ainsi simplement présenter Mémoire d’une amnésique de [Jan J.] Dominique comme le récit d’apprentissage d’un personnage féminin qui aurait dû être un fils au lieu d’être une fille et qui s’appelle Paul comme son père, ou peut-être Lili. Récit, projet d’écriture, invention de soi par l’écriture, dès la quatrième de couverture de l’édition d’origine, ce projet d’inspiration autobiographique est signalé pour être tout aussitôt, en tant que tel, dénoncé. » (p.247-248)

Plus loin dans sa démonstration Stéphane Martelly expose que

« (…) dans le texte de Trouillot, c’est la femme elle-même qui est présente et absente, figurant de son corps, de sa parole possible et « tenue », cette place laissée vacante que la voix de la principale protagoniste refuse « absolument » d’occuper, signalant surtout, avec une singulière vigueur, ce silence et cette absence. En inscrivant ainsi le féminin, le roman de Trouillot signale également une rupture elle aussi radicale. Dans le refus de raconter comme dans la tentative de raconter ce « ne pas raconter », dans le silence comme dans ce renoncement à l’explication et aux causes, apparaissent la rhétorique et le visage de la folie. » (p. 293-294)

L’ample analyse de ce chapitre est suivie d’une séquence intitulée « Folie III » (p. 327-331), texte de création littéraire où l’auteure poursuit la réélaboration de son travail du dedans de l’acte d’écrire et appelle « (…) de tous [ses] vœux cette écriture qui ne me voit pas qui me regarde à peine depuis le lieu de mon silence (…) ».

La conclusion du livre, « L’autre bout de nous-mêmes » : angle mort de la création » (p. 333-342) remet en perspective la démarche exposée et confirme la justesse des hypothèses démontrées sans en exclure la fragilité : la « folie », la « marge » et le « féminin » ne se laissent pas en effet confiner dans l’enfermement de la parole scriptée. Le lecteur saura apprécier lorsqu’il aura en mains ce livre qu’il faut lire toutes affaires cessantes.

Je formule le vœu que « Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine » –livre de haute couture du savoir sur la littérature haïtienne contemporaine auquel il manque toutefois un index des notions et sujets traités–, soit amplement diffusé en Francophonie et, en Haïti, en direction du grand public, dans les Foires du livre, dans nos institutions d’enseignement supérieur et en particulier auprès des jeunes passionnés de littérature qui écrivent aussi bien en français qu’en créole. J’espère que les critiques littéraires, en Haïti, auront à cœur de s’inspirer du travail rigoureux de Stéphane Martelly pour arpenter de neuve manière la fiction littéraire haïtienne contemporaine avec les outils analytiques qu’elle expose et utilise dans une langue conceptuelle de grande clarté.

 

Illustration : http://www.diversiteartistique.org/fr/artistes/+dorvilier-maya-nom-d-artiste-ma-liciouz

i  NOTE Robert Berrouët-Oriol (1987). « Franketienne aux parapets de la folie et du lyrisme baroque ». Revue Dérives 53-54 : 15 – 33.

Montréal, le 28 novembre 2016