« Les Jeunes De Banlieue Mangent-ils Les Enfants ? » de Thomas Guénolé

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Vinz (Vincent Cassel), Saïd (Saïd Taghmaoui) et Hubert (Hubert Koundé) dans « La Haine » en 1995

Le « jeune-de-banlieue » est devenu l’ogre des temps modernes. Arabe mal rasé de 15-35 ans vêtu d’un survêtement à capuche, il se promène avec un cocktail Molotov dans une main et une kalachnikov dans l’autre. Il fume du shit dans les cages d’ascenseur, il brûle des voitures ; il gagne sa vie grâce à des trafics de toutes sortes et en fraudant les allocations sociales. Sa sexualité consiste à violer les filles en bande dans des caves ; sa spiritualité, à écouter les prêches djihadistes de l’« islam-des-banlieues », dans des caves également. Il hait la France, l’ordre, le drapeau, et bien sûr, il déteste les Français (comprendre : « les Blancs »). Il aime le jihad et l’islamisme. Son rêve : partir en Syrie se battre aux côtés d’Al Qaïda, pour ensuite revenir en France commettre des attentats. Il ne serait donc pas étonnant que bientôt les parents disent à leurs enfants : « Si tu n’es pas sage, le jeune-de-banlieue viendra te chercher. »

La réalité est moins spectaculaire… L’ascenseur social étant à l’arrêt depuis longtemps, seule une toute petite minorité de jeunes de banlieue arrive à s’en sortir. Pour les autres, tous les autres, la vie est une galère de jeune pauvre urbain qui vivote et ne sortira pas du ghetto.

Thomas Guénolé déconstruit le stéréotype du monstrueux « jeune-de-banlieue ». Il décrit la « balianophobie » qui inonde la société française des élites aux classes populaires.

Thomas GUÉNOLÉ est un politologue français (PhD Sciences Po CEVIPOF). Essayiste, il a publié mi-2013 le premier ouvrage consacré à l’hypothèse du retour de Nicolas Sarkozy en politique (Nicolas Sarkozy, chronique d’un retour impossible, éd.First, 2013). Il est très régulièrement sollicité par les grands médias nationaux (RMC, France Culture, Europe 1, BFMTV, Canal+…) pour expliquer la vie politique au grand public. En 2015, il a créé le Prix annuel du menteur en politique, décerné par un jury de journalistes politiques.

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Extraits

1.Les balianophobes

[…]Pour déployer leur message de clichés et de haine envers les jeunes de banlieue, les discoureurs balianophobes disposent d’une recette de cuisine efficace et bien rodée. Ce livre la reconstitue ci-après, là aussi pour l’édification du lecteur.

La recette de cuisine de la rhétorique balianophobe

1. Définissez votre ogre de synthèse

Fantasmez un grand gaillard arabe, mal rasé à capuche (de temps en temps, pour varier un peu, imaginez qu’il est noir). Il est important qu’il soit musclé, agressif et plein de haine envers la France: pour ses autres valeurs et passe-temps, relisez le chapitre précédent. Une fois que vous avez bien en tête votre cliché, prenez tous les comportements qui posent réellement problème chez une infime minorité des jeunes de banlieue, et attribuez-les tous à ce grand gaillard que vous avez fantasmé.

2. Ajoutez les préjugés réactionnaires habituels sur les jeunes en général

Pour vous, les jeunes d’aujourd’hui sont décadents, incultes, drogués, violents, paresseux et orduriers. Ils sont du reste abrutis par la télévision, Internet, les jeux vidéos, et la drogue. Saupoudrez votre ogre de synthèse avec ces préjugés sur les jeunes. Vous obtenez ainsi le «jeune-de-banlieue», aussi célèbre et réaliste que la licorne des légendes d’antan.

3. Appliquez votre cliché balianophobe à tous les vrais jeunes de banlieue

Décrétez qu’a priori, tous les vrais jeunes de banlieue sont identiques à votre «jeune-de-banlieue» jusqu’à preuve du contraire. Attention, vous risquez d’être facilement pris en flagrant délit quand vos généralisations tournent au grand n’importe quoi. Par exemple, un suppôt du politiquement correct bien-pensant pourrait signaler qu’un vrai jeune de banlieue sur deux est une fille; ou qu’avec plus de un  million de jeunes de banlieue il n’y aurait plus de voitures dans le pays s’ils en brûlaient tous quotidiennement.

Pour éviter ces situations délicates, n’hésitez pas à utiliser deux jokers: dire que «c’est vrai qu’il y en a aussi qui sont bien», ou que «tous les jeunes de banlieue ne sont pas comme ça». Tant que votre contradicteur ne donne pas les chiffres qui montrent qu’en fait vous généralisez à toute une population des comportements rarissimes, vous devriez vous en sortir.

4. Si vraiment vous devez utiliser des chiffres, bidonnez-les

Quand on veut déployer ses préjugés en paix, l’ennemi absolu, c’est le pourcentage de la population totale. Appliqué aux jeunes de banlieue, il montre facilement que les généralisations balianophobes sont idiotes.

Pour vous tirer de ce piège, n’hésitez pas à utiliser deux autres jokers:

– Idéalement, ne comptez jamais les cas. Contentez-vous de raconter des anecdotes isolées particulièrement effrayantes. Cela suffira pour sous-entendre que l’anecdote correspond à des problèmes courants.

– Quand vous comptez les cas d’un problème, surtout ne les rapportez jamais à la population totale. Par exemple, citez 89 mosquées infiltrées par les intégristes mais ne précisez surtout pas que ça représente moins de 4% des mosquées et salles de prière de l’islam français.

5. Utilisez un langage codé pseudo-culturel pour pouvoir être raciste en toute liberté

Ne dites pas que selon vous, les Blancs sont submergés dans les cités: ce serait trop visiblement raciste. Parlez plutôt des Français de souche.

Ne dites pas que vous avez un problème avec les jeunes Arabes des cités: ce serait trop manifestement raciste. Dites plutôt qu’il y a un problème d’incompatibilité entre l’islam et les valeurs républicaines, qui se pose surtout dans certains quartiers.

Ne dites pas qu’à votre avis une guerre civile entre les Blancs et les jeunes Arabes ensauvagés des cités est inévitable: ce serait trop ouvertement raciste. Parlez plutôt de vos craintes d’une Intifada des banlieues et comparez les cités françaises à la bande de Gaza.

Plus largement, remplacez systématiquement l’expression brute et directe de votre racisme, par des expressions qui sont des périphrases pseudo-culturelles: les Français de souche pour dire les Blancs, islam pour dire les Arabes, et ainsi de suite.

[…]

2.Le triangle des banlieues

«Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.»

Jean DE LA FONTAINE, Les Animaux malades de la peste (1678).

Le triangle des Bermudes est un lieu mythique de l’océan Atlantique. Selon la célèbre légende, navires et avions disparaissent s’ils ont la témérité de s’y aventurer. Similairement, j’appelle triangle des banlieues un jeu d’acteurs à trois pôles:

– des éditorialistes et autres producteurs du discours balianophobe;

– les grands médias et le cinéma spécialisé, qui véhiculent sur les jeunes de banlieue des représentations balianophobes;

– le public français, dont l’écrasante majorité a sur ces jeunes des opinions balianophobes.

Comme les navires et les avions de la légende, à l’intérieur du triangle des banlieues, la réalité principale des jeunes de banlieue disparaît: la réalité marginale s’impose seule en scène. La réalité principale, c’est l’ensemble des heurs et malheurs des jeunes de banlieue dans leur totalité, dans toute leur diversité et leur complexité. La réalité marginale, ce sont les heurs et malheurs de l’infime minorité parmi eux qui sont des criminels, des délinquants ou des bandes errantes.

De fait, ce grand jeu à trois pôles se focalise sur la réalité marginale et ne s’intéresse quasiment pas à la réalité principale. Il produit ainsi un profil type du «jeune-de-banlieue» profondément différent des véritables jeunes de banlieue dans leur quasi-totalité. Quant à savoir qui des trois pôles a lancé la machine infernale, cela revient à s’interroger sur le paradoxe de l’œuf et de la poule. D’un point de vue opérationnel, ce qui compte, c’est que le triangle des banlieues existe et pose problème.

Nous avons déjà vu le cas des éditorialistes balianophobes. Nous avons déjà vu la balianophobie véhiculée par les grands médias et le cinéma spécialisé. En revanche, nous n’avons pas encore examiné de plus près le troisième pôle du triangle des banlieues: le public français lui-même dans son écrasante majorité.

L’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville) a conduit un sondage spécifiquement consacré à l’image des jeunes de banlieue auprès des Français [1]. Le verdict est sans appel: 75% des Français ont une image positive des jeunes du pays en général mais près de 60 % ont une image négative des jeunes de banlieue.

Les réponses détaillées des sondés vont dans le même sens. Les jeunes de banlieue, contrairement aux jeunes en général, ne se voient presque jamais reconnaître les qualités suivantes : courage, respect des règles, capacité de travail. En revanche, les mêmes jeunes de banlieue sont trois fois plus associés que les jeunes en général à la violence, à la drogue et à l’agressivité. Un bémol toutefois : surprenamment, au sein même des Français qui ont une image négative des jeunes de banlieue, 1 sur 4 admet que c’est lié à l’image que les médias leur donnent.

Par ailleurs, dans la France de 2014, plus de la moitié des Français estiment que « les musulmans forment un groupe à part dans la société », le racisme spécifiquement hostile aux musulmans a progressé de 30% en un an, et près de 7 Français sur 10 estiment qu’il y a trop d’«immigrés aujourd’hui en France» [2].

Un tiers des Français pensent que «les Arabes sont plus souvent délinquants que les autres» et 1 sur 2 pense que «les étrangers savent mieux profiter du système de protection sociale que les autres»[3]. Or, quelles sont les caractéristiques du monstrueux «jeune-de-banlieue» dans notre imaginaire collectif? Il est arabe, musulman, immigré, et délinquant. CQFD: la boucle est bouclée.

Il serait donc trop facile de désigner quelques éditorialistes, les grands médias, et le cinéma focalisé sur les banlieues, comme autant de «grands méchants» seuls responsables de la balianophobie française. En toute honnêteté, dans les transports en commun, combien sommes-nous à avoir souvent eu pour réaction de serrer de plus près notre smartphone, ou notre sac, à l’approche d’un jeune de banlieue? Ces éditorialistes ne prospèrent que parce que leur discours répond aux attentes d’un public. S’il n’y avait pas ce public, ils n’existeraient pas dans le paysage audiovisuel, ou ils y existeraient avec un autre discours. Même chose pour les reportages balianophobes dans les grands médias. Même chose pour le cinéma véhiculant des clichés balianophobes.

Bref, si la balianophobie existe aussi abondamment dans le paysage intellectuel, médiatique et cinématographique, c’est aussi parce qu’un vaste public est demandeur.

[…]

3.Vous avez dit «islam-des-banlieues»?

[…] «Ta barbe, rebeu, dans ce pays c’est Don’t Laïk.
Ton voile, ma sœur, dans ce pays c’est Don’t Laïk.
Ta foi, nigga, dans ce pays c’est Don’t Laïk.
Madame Monsieur, votre couple est Don’t Laïk
MÉDINE, Don’t Laïk (2015), extrait.

Venons-en à présent à un aspect de l’islam français qui déchaîne les passions depuis une trentaine d’années: le voile. 85% des musulmanes de France de moins de 35 ans ne portent jamais le voile. 7% le portent rarement, et seulement 8% le portent régulièrement[4].

À partir des données déjà citées sur les origines immigrées, on peut donc estimer, par extrapolation, que 5% des jeunes femmes de banlieue d’origine étrangère récente portent rarement le voile, et que 6% le portent de temps en temps.

Mes enquêtes de terrain me font conclure que quand on examine de plus près, dans cette infime minorité des jeunes femmes de banlieue, «il y a voile et voile». Voici une petite typologie.

Il y a le voile en service minimum. Il est facile à repérer car la jeune femme s’est maquillée, message de séduction, tout en portant cet emblème puritain, message de chasteté. Le tissu porté sera le plus léger: le tchador, qui ressemble au fichu des femmes mûres de la France des années 1950. La jeune femme le porte uniquement par coutume culturelle. Elle est fortement susceptible de l’abandonner avant d’atteindre la trentaine.

Ce voile en service minimum a pour variante le voile hypocrite: c’est la même chose, mais la jeune fille l’enlève dès qu’elle sort de sa cité. Autre variante: le voile fashion. C’est une mode très présente depuis quelques années chez les jeunes filles de banlieue portant le tchador. Concrètement, c’est une façon de l’attacher qui est délibérément un peu ample, et évoquera aux cinéphiles le look de la regrettée Audrey Hepburn. Le tchador est alors noué à la palestinienne. Comme chez la jeunesse palestinienne urbaine contemporaine, il est porté drapé, généralement avec une petite veste en jeans courte et un peu cintrée, ainsi que des baskets ou des petites chaussures plates fashion. À l’heure où j’écris ces lignes, les petites baskets de couleur fluo sont furieusement «tendance».

Dans un tout autre registre, il y a le voile de la salope. On me pardonnera la brutalité de l’expression: je la tiens directement du terrain. Il concerne une jeune femme ayant eu des mœurs libres pendant l’adolescence et qui, à 20-22 ans, veut se «caser». Dans le contexte lourdement puritain de sa cité, elle risque de voir la plupart des jeunes hommes ne pas vouloir s’installer avec elle. Elle risque même de finir par défaut avec un shlag. Or, le shlag désigne dans nos banlieues un jeune homme quasiment clochardisé, dont aucune jeune femme ne veut tellement son hygiène de vie est mauvaise. Elle se met donc du jour au lendemain à prendre le voile, et même à faire du zèle vestimentaire. Elle portera donc le niqab, tenue proche de celle d’une nonne catholique. Elle attirera ainsi un jeune homme de banlieue intégriste musulman, un profil aussi fortement marginal que le sien dans les cités. Le plus souvent, le couple fonctionnera mal par incompatibilité à tous points de vue: au bout de quelques années, la jeune femme divorcera et laissera tomber son niqab.

Il y a le voile contre-culturel. Il est porté par des jeunes filles en volonté de vengeance de l’humiliation vécue selon elles par leurs parents en tant qu’immigrés. En réaction contre la France qui pour elles a rejeté et piétiné leurs parents, elles veulent ressusciter les marqueurs les plus ancestraux de leur pays d’origine. Elles portent donc le niqab avant tout comme emblème contre-culturel, et très secondairement comme emblème religieux. C’est la même logique, en beaucoup plus léger, que le séparatisme afro-américain sur base musulmane de Nation of Islam et des débuts de l’activiste Malcolm X aux États-Unis.

Enfin, il y a le voile sectaire. Cela va jusqu’à la burqa, y compris avec port du grillage. Les jeunes femmes de banlieue qui prennent ce chemin sont sous l’influence de missionnaires intégristes musulmans[5]. Le message religieux de ces derniers repose, comme tout intégrisme religieux, sur une interprétation anti-moderniste, réactionnaire et puritaine du dogme. La dynamique est de type sectaire. À la maison, ce profil de jeune femme va reprocher à sa propre mère de porter un pantalon, sera encouragée par ses gourous à faire ce genre de leçon à ses propres parents, et traitera la plupart des autres jeunes femmes de banlieue de mécréantes parce qu’elles ne portent pas la burqa. Toujours dans la logique d’une secte, elles chercheront parallèlement à étendre le port de la burqa à d’autres jeunes filles, pour grossir leurs rangs, généralement sans succès. Pour donner un ordre de grandeur, dans le quartier du clos Saint-Lazare à Stains, en Seine-Saint-Denis, on compte 5 jeunes filles en burqa pour une population totale de 12 000 habitants.

[…]

4.Jeunes flics de banlieue

[…]Derrière les clichés, la réalité ordinaire des jeunes policiers de banlieue tient en un seul mot: statistique.

Le nerf de la guerre dans la police, c’est la statistique des infractions constatées et résolues. «C’est le dieu absolu, total», plaisante une source policière. Quelle que soit la couleur politique du gouvernement, la statistique de la délinquance et de la criminalité doit être positive. Dans l’idéal, elle doit indiquer une baisse des infractions constatées, qui pourra être interprétée par la communication publique gouvernementale comme une baisse de l’insécurité. Au pire, elle doit inclure, dans une catégorie d’infractions qui augmente, au moins une sous-catégorie qui baisse. En mentionnant la mauvaise nouvelle, la communication pourra ainsi en insérer une bonne dans la même phrase. L’exemple typique est une phrase formulée comme suit: «Les vols ont augmenté, même si dans cette catégorie les vols de voiture sont en baisse.»

Les jeunes policiers de banlieue touchent des primes au résultat si leurs statistiques individuelles sont bonnes. Elles sont cependant sans commune mesure avec la prime au résultat touchée par le commissaire. En ordre de grandeur, cette prime peut équivaloir à une année de salaire d’un gardien de la paix de base et peser entre un tiers et la moitié de la rémunération annuelle totale du commissaire. C’est particulièrement vrai pour le commissaire de banlieue. Ce territoire étant beaucoup plus difficile que la moyenne, c’est en effet souvent un commissaire jeune et sans relations qui y est affecté. Il ne gagne donc que le salaire de base d’un commissaire débutant: son incitation financière à atteindre les objectifs statistiques est par conséquent d’autant plus forte. Il n’est cependant pas seul: toute sa chaîne de commandement est financièrement intéressée, et plus on monte en hiérarchie plus les primes augmentent.

La relation des jeunes flics de banlieue avec leur commissaire va ainsi beaucoup ressembler à celles qu’entretiennent les directeurs d’hôpitaux publics avec les fonctionnaires hospitaliers de terrain: le chef a une approche fondamentalement comptable des activités de la maison, et puisque la forte prime à la clé l’incite vigoureusement à atteindre ses objectifs de performance, il tend à jouer contre son personnel pour atteindre ces objectifs. Il est également conduit par les mêmes paramètres à négliger la qualité du service en tant que telle pour se focaliser sur les objectifs chiffrés à remplir, quitte à entrer régulièrement en conflit avec ses subordonnés sur ce thème. Il y a de fait une parenté de situation entre le policier de base en conflit avec son commissaire parce qu’il fait pression sur lui pour lui faire remplir davantage de PV au lieu de traquer des délinquances plus graves dans le quartier; et le chef de service hospitalier en conflit avec le directeur de l’établissement parce que celui-ci compte supprimer des lits afin de satisfaire les objectifs de réduction des coûts fixés par son ARS (Agence régionale de santé).

Cela posé, contrairement à ce que l’on pourrait spontanément imaginer, s’attaquer frontalement à des réseaux criminels ou à des centres névralgiques de la délinquance n’est pas une bonne approche pour remplir les objectifs statistiques d’un commissariat de banlieue. Au contraire, donner ainsi des coups de pied dans les fourmilières et les nids de frelons risque d’entraîner: des échanges de tirs; des blessés par balle –ou pire– parmi les policiers; du tapage médiatique sur le thème de la bavure si un délinquant ou un criminel est blessé ou tué; un encombrement de procédures d’interpellation au commissariat et derrière, un embouteillage dans toute la chaîne pénale; une multiplication des infractions non résolues, en particulier les délits de fuite; des arrêts maladie par surmenage des effectifs; et ainsi de suite. Directement ou indirectement, toutes ces conséquences vont dégrader les statistiques du commissariat, et non pas les améliorer. Ce mode d’évaluation des performances de la police conduit donc ces commissariats à éviter de s’attaquer rudement et globalement aux cœurs de criminalité et de délinquance de leurs cités. Les jeunes policiers de banlieue recevront donc des instructions dans ce sens et rongeront leur frein.

Plus grave, l’enjeu financier pour ces jeunes policiers et, surtout, pour leur hiérarchie, est une incitation objective à «optimiser» les statistiques. La méthode la plus simple, la plus classique et la plus connue est de noter l’infraction sous forme de main courante sans prendre la plainte. La main courante est en effet un simple registre tenu dans le commissariat: les faits y sont juste couchés par écrit, sans qu’une plainte soit dûment enregistrée. Une méthode plus brutale consiste à nier abusivement que l’infraction en soit une, et pour inviter plus ou moins aimablement le plaignant à passer son chemin. Méthode au contraire plus sophistiquée: admettre que la plainte est recevable, mais refuser de la prendre en invoquant un motif technique. Par exemple, alors que vous venez suite au vol de votre téléphone portable, le policier de garde vous répondra que si vous n’avez pas sur vous le «code IMEI» de l’appareil, il ne peut pas prendre votre plainte. Des approches plus élaborées consisteront, le cas échéant, à développer des discours manipulatoires envers l’usager pour lui faire conclure que porter plainte ne servira à rien, que le temps d’attente va être inutilement monstrueux, etc.

Dans ce contexte très contraint, l’art de satisfaire la hiérarchie va devenir, pour les jeunes policiers de banlieue, un exercice délicat d’équilibriste. Il faut améliorer les statistiques, idéalement dans toutes les catégories de crimes et de délits. Il faut cependant qu’elles soient meilleures sans que cela donne un déni de réalité flagrant face à l’explosion d’une catégorie de criminalité ou de délinquance sur le terrain du côté des victimes. Et il faut les améliorer sans faire de vagues au point de provoquer un conflit avec les réseaux criminels et délinquants.

[…]

5.L’antisémitisme chez les jeunes de banlieue

[…]Le message de Dieudonné peut être résumé comme suit:

– «Il existe un complot juif mondial pour dominer le monde dans l’intérêt d’Israël.»

– «Les chambres à gaz n’ont pas existé. Par extension, l’extermination massive des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie est un mensonge.»

– «Ce mensonge est utilisé par le complot juif mondial pour empêcher toute remise en cause d’Israël.»

– «Les Palestiniens, les peuples d’Afrique, et plus largement les peuples des pays du Sud, sont opprimés, exploités et pillés par l’ordre mondial que domine le complot juif.»

Fin 2013, au lieu d’organiser un travail nécessaire, patient et approfondi d’éducation et d’argumentation auprès du public sensible aux thèses complotistes antisémites, Manuel Valls, à l’époque ministre de l’Intérieur, fit interdire le spectacle Le Mur de Dieudonné. Il lança parallèlement une campagne de communication dans laquelle il prenait la pose d’un chevalier blanc combattant l’antisémitisme de Dieudonné avec fermeté et autorité. Sous l’angle de la cote de popularité à court terme, cela a peut-être atteint les objectifs du futur Premier ministre. Sous l’angle de la lutte concrète contre l’antisémitisme, en revanche, cette opération fut une colossale erreur stratégique.

 

En librairie le 21 septembre 2015,
format : 12×19
214 pages
ISBN : 9782356874177
Prix de vente public : 17.00€
18.70 € TTC