Les Chimères de Sébastien JEAN

—par Scarlett JESUS —


« Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la campagne,
l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques ».
LAUTREAMONT, Les Chants de Maldoror,

Peintre et sculpteur, Sébastien JEAN est un jeune artiste haïtien audacieux qui cultive ses chimères. Sans se soucier véritablement de plaire. Adepte d’un art contemporain dérangeant, il a fait le choix de rendre compte de la réalité telle qu’il la perçoit, en visionnaire. D’ailleurs, lui-même ne se qualifie-t-il pas, malicieusement, de « fou » pour définir une pratique qu’il veut entièrement libre ?

Le travail que cet artiste a réalisé durant sa résidence de trois mois en Guadeloupe, à LARTOCARPE au Moule, confirme-t-il un tel propos, propos qui est loin d`être celui d’un naïf? Bien qu’autodidacte Sébastien JEAN s’est adonné à la peinture dès son plus jeune âge et a pu, à maintes reprises, confronter sa pratique à celle d’artistes de renommée internationale, à travers des expositions qui l’ont conduit de Miami à Marmande puis Paris et, tout dernièrement, à la Biennale de Venise.

Parler de « chimères » pour qualifier les œuvres de Sébastien JEAN, c’est avoir pleinement conscience de la polysémie de ce terme et de son ambiguïté. D’autant qu’à Haïti s’y ajoutent des connotations particulières, les « chimères » évoquant une réalité sociale très spéciale, celle des bandes armées qui, au service du Président ARISTIDE, semèrent la terreur dans la population entre 2001 et 2005.

Une Chimère désignait, dans la mythologie grecque, un monstre cracheur de feu dont le corps était formé d’éléments empruntés à plusieurs espèces animales. Le terme peut parfaitement s’appliquer aux êtres hybrides qui vont hanter l’univers de l’artiste. Tournant le dos á une approche rationnelle du réel, Sébastien JEAN nous dévoile un imaginaire qui, comme ceux de la plupart des artistes haïtiens, est imprégné des croyances vodous héritées de l’Afrique. L’œuvre de cet artiste nous restitue l’appréhension d’un monde perçu comme étrange et inquiétant, soumis à toutes sortes de maléfices, sortilèges et métamorphoses. Ce qui apparaît hors du commun ne peut être dû qu’à l’action de forces invisibles : esprits maléfiques, âmes errantes, monstres ou dragons. A l’univers ténébreux de ses toiles pourrait parfaitement s’appliquer certains titres que GOYA –auquel on songe inévitablement- donna à des œuvres appartenant à la série des Caprices : « Le sommeil de la raison produit des monstres » ou encore « Le sabbat des sorcières ». Les êtres représentés, tantôt griffus, tantôt dotés de becs crochus ou de crocs menaçants, tantôt fantomatiques, semblent surgir d’un Chaos que le peintre assombrit davantage encore, de façon symbolique, à l’aide de poussières et de cendres. La facture de l’artiste se reconnaît ainsi très nettement à cette esthétique du clair-obscur : au choix d’une palette le plus souvent sombre –ou associant le noir à une couleur violente, le rouge ou le jaune fluorescent-, ainsi qu’aux entrelacs erratiques et comme fugitifs laissés par le pinceau.
Ces tracés ne traduisent-ils pas la quête d’un artiste cherchant à fixer les visions que lui inspire un univers instable et soumis á l’action de forces occultes ? Un univers mouvant et comme fragmenté, à l’image de certains de ses diptyques ou triptyques. Un monde débridé qui semble n’obéir qu’aux seuls caprices et soubresauts fantasques d’une imagination débridée.

Parallèlement, la réalisation de sculptures –qui s’apparentent à des installations- fait également la part belle à l’intervention du hasard. Utilisant des matériaux de récupération, elles exhibent les déchets d’une société et d’une époque données : batterie hors d’usage, volant et ferrailles rouillées, bois flottés, chaussures et cordages rejetés par la mer, se voient associés à des crânes et ossements divers de cabris. Comme par magie, l’artiste redonne forme et vie à ces déchets, sortes de « cadavres » en voie de décomposition. Mais ces êtres impurs pétris du Chaos vont, eux aussi, avoir l’apparence de monstres bizarres et inquiétants. Tels des Titans ou des Ogres, ils semblent vouloir exhiber, comme des trophées, les restes des malheureuses victimes dont ils se sont nourris.
Néanmoins tous ces personnages, bien qu’hideux et terrifiants au premier abord, n’en sont pas moins empreints d’une certaine forme de drôlerie. Par bien des aspects ils font songer aux monstres des contes qui ont enchanté notre enfance. Comme le font les contes, ils nous permettent d’appréhender, par une approche biaisée, une réalité par trop effroyable. Celle dans laquelle nous vivons, mais aussi et surtout celle dans laquelle se trouvent les habitants d’Haïti. Parallèlement et tout en mêlant l’horreur au rire, Sébastien JEAN réussit subrepticement une sorte d’exorcisme, ses « chimères » grotesques lui permettant d’extérioriser ses propres démons intérieurs, peurs et obsessions confondues. Pour libérer -et se libérer- du monstre qui sommeille en chacun de nous.

Ainsi, par delà la référence au vodou et l’utilisation du fantastique, Sébastien JEAN réussit á créer un univers très personnel, onirique et satirique à la fois. Sa pratique renoue avec la fonction sacrée que possédait initialement l’art, celle de disposer de pouvoirs secrets. Cet art, qui offre le moins possible de prise à une interprétation rationnelle, agit à la façon d’un charme magique. Le parti pris des grands formats contribuant encore à accentuer l’effet de saisissement qui s’empare de l’observateur.
En se situant de la sorte dans une posture qui fut également celle d’André BRETON, Sébastien JEAN rejoint la démarche contemporaine d’un autre artiste, l’autrichien Alfred KUBIN. L’atmosphère crépusculaire qui se dégage des toiles de ces deux peintres rend compte d’un monde qui, en proie à la violence, est en train de se déshumaniser et de retourner à l’animalité et la sauvagerie. Tous deux posent la même question, essentielle : l’art peut-il agir sur le cours tragique des événements ? Ou doit-on considérer qu’il a pour fonction de proposer des « chimères », « ultimes ressources des malheureux » pour reprendre l’expression de ROUSSEAU ?
Le 12 avril 2012.