« Les Cavaliers » au théâtre

— Par Selim Lander —

On ne lit plus guère Joseph Kessel et c’est bien dommage. Il y a des modes en littérature… Les Cavaliers est pourtant le roman sans doute le plus stupéfiant de Kessel, celui qui nous immerge dans un univers où la sauvagerie s’accompagne d’un sens sourcilleux de l’honneur. Un gros roman qui tourne autour de ce qui fut le sport national afghan, le bouzkachi, avant les pick-up et les kalachnikovs, un sport de guerriers, certes, qui se disputaient à cheval la dépouille d’un bouc, une sorte de polo, donc, beaucoup plus farouche et brutal, qui ne manquait cependant pas d’une certaine d’élégance.

Comment rendre le bouzkachi au théâtre, les chevaux pressés les uns contre les autres autour du bouc, les cris des cavaliers, puis l’un d’eux qui se détache, emportant la dépouille au galop, immédiatement poursuivi par les autres parmi lesquels l’un, plus rapide, plus adroit, s’emparera du bouc avant d’être poursuivi à son tour par la meute, et ainsi de suite ? Une gageure.

Il y a de la magie dans le théâtre (quand il est réussi). On le vérifie à nouveau avec cette pièce. Un tabouret porté par un comédien qui représente la tête du cheval ; un autre comédien avec son tabouret ; un musicien pourvu simplement d’un micro et d’un drôle d’appareil enregistreur, capable d’imiter le claquement des sabots et le hennissement du cheval ; et le tour est joué !

Pour réussir un tel tour de magie, il faut des acteurs affutés. Ils sont quatre sur la scène : deux comédiens et une comédienne endossant chacun plusieurs rôles, et le musicien. Car si le bouzkachi est bien l’événement capital, la pièce raconte la « geste », pourrait-on dire, d’un héros malheureux, Ouroz fils de Toursène. On ne fait pas de la littérature en se contentant de raconter les succès continuels d’un personnage ; il le faut souffrant, même si une rédemption est éventuellement possible à la fin. C’est pareil au théâtre. Ouroz que tout désignait comme devant remporter le bouzkachi du roi, Ouroz a failli. Or son sens de l’honneur l’empêche d’accepter la défaite. Il est grièvement blessé ? N’importe ! il décide de retourner chez lui à cheval, accompagné de son seul serviteur Mokkhi. Autant dire qu’il se met à sa merci. Or Jehol, le cheval d’Ouroz, vaut beaucoup beaucoup d’argent. Une femme se présente sur leur route… Tous les ingrédients sont réunis pour l’un de ces conflits indispensables à toute pièce de théâtre bien menée.

On n’en dira pas davantage sur l’intrigue qui doit se laisser découvrir. Par contre il faut souligner à nouveau la réussite de la mise en scène, signée Éric Bouvron (qui interprète par ailleurs les personnages de Mokkhi et Toursène) et Anne Bourgeois, qui nous transporte dans l’univers – ô combien exotique pour nous – de l’Afghanistan des années cinquante, avec rien ou presque rien, une mise en scène en outre très bien servie par les lumières de Stéphane Bacquet et par le musicien, Khalid K (qui ne se contente pas d’imiter le bruit des chevaux !). Maïa Guéritte interprète, entre autres rôles, la femme tentatrice rencontrée sur le trajet de retour. Si tous les comédiens se montrent convaincants, la pièce n’en est pas moins transcendée, en quelque sorte, par la présence dans le rôle d’Ouroz de Benjamin Penamaria, rare incarnation de l’acteur tragique contemporain. On ne parle pas ici de son personnage, lequel n’a rien d’actuel, son sens de l’honneur étant plutôt hors de saison, en particulier chez nos grands sportifs (ou faut-il compter comme tel le fameux coup de tête de « Zizou » ?), mais bien de son jeu, un jeu à la fois très physique et extraordinairement intense, si bien qu’il serait totalement impossible de ne pas croire à la vérité de ce personnage pourtant si loin de la sensibilité (post-)moderne.

Fort-de-France, Théâtre municipal, du 8 au 10 décembre 2016