« Les Bonnes » : « Solange » Aïdoudi éblouissante dans une cérémonie sacrificielle, érotique et religieuse

 — Par Roland Sabra —

Une création foyalaise

Les comédiens et les comédiennes sont des êtres insupportables. Narcissiques, auto-centrés, mégalomanes, d’une redoutable fragilité qui se pare de la robe de l’infantilisme le plus indécrottable, on ne peut que les haïr de ne pouvoir faire du théâtre sans eux. Et pourtant… l’adage est bien connu qui affirme que l’on apprécie les gens que pour leurs qualités alors qu’on les aime pour leur défauts. Jandira de Jesus Bauer a été comédienne, ce qui explique pourquoi elle est sans doute assez folle pour s’embarquer avec trois comédiennes antillaises et monter « Les Bonnes » à Fort-de-France. Le résultat est à la mesure de l’entreprise, décalé, iconoclaste et fidèle, inventif et décapant, mais surtout réussi.

Toute l’œuvre de Genet peut se lire autour de deux axes, le bien/le mal, le masculin/le féminin. « Les bonnes » ont d’ailleurs été jouées plusieurs fois par des hommes. « Sol Ange » est un nom de personnage qui apparaît pour la première fois dans « Notre Dame des Fleurs » et Claire est aussi un signifiant qui renvoie à celui qui quitte le monde laïque pour le monde ecclésial. Il est des façons religieuses d’être païen. Jandira de Jesus Bauer inscrit son travail de création dans la longue tradition des grands metteurs en scène qui du théâtre au cinéma se sont confrontés au texte de Genet. De Victor Garcia, à Claude Chabrol, en passant par Philippe Adrien, et Pierre Zadek, Jean-Marie Serreau, Roland Monod et Jean-Marie Patte, Tania Balachova, Alfredo Arias etc. ( la liste est longue…) tous évoquent une cérémonie, un rituel, une messe noire, un exorcisme.

La belle scénographie de Bruno Sentier se situe dans cette veine en l’ enracinant ici dans la Caraïbes au cœur du vaudou, du candomblé, de la santeria et de l’animisme mâtiné de monothéisme. La chambre est transposée dans un grenier hanté habité par des fantômes errants dans l’espace d’un horla aussi indéfini qu’inqiétant. Les robes des cmédiennes sont à l’image des personnages, mi communiante mi putain pour Solange, mi luxe mi luxure pour Madame, entre voile de mariée et camisole de force pour Claire. Deux immenses poupées qui figurent les robes de Madame pendent des cintres et les comédiennes débutent la représentation en apportant les divers grigris, amulettes, ostensoirs pour convoquer les Dieux et les esprits au meurtre qui s’avance.,. Peut-être d’ailleurs le meurtre a-t-il déjà eu lieu?

Tout le travail de Jandira de Jesus Bauer a consisté à contraindre ses comédiennes à investir leur rôle à partir de ce qu’elles en intériorisaient. Elles participent pleinement à la création avec ce vide inquiétant qui les met en danger, allant chercher dans leurs expériences les plus secrètes ce qui fait écho au propos de Genet. Ce refus de Jandira de Jesus Bauer de les prendre par la main, de les envelopper, de les materner, demande assez commune aux comédiens, crée une tension qui conduit ses comédiennes au bord du gouffre.

Amel Aïdoudi endosse le rôle de Solange avec une intelligence, une passion, une force qui à coup sûr relève d’une identification et d’un investissement subjectif qui laisse sans voix. L’émotion dont elle témoignait bien après le spectacle ne permet pas de douter de son corps à corps avec le personnage ni de l’intimité profonde qu’elle a su mobiliser, faire surgir, pour tenir, c’est le mot juste, son personnage.  Avec un joli travail sur la voix elle ajuste son phrasé, lui donnant la forme qui sied, au moment qui convient,  dans les épousailles intimes de l’énoncé et de l’énonciation.  Cette comédienne d’une grande sensibilité qui réclame souvent une direction ferme n’a jamais eu une palette de jeu aussi large et aussi subtile. Bride lâchée, elle réfrène et domine ce qu’on lui reproche habituellement, une tendance à trop en faire! Elle fait montre, et affirme ici des possibilités jusqu’alors entrevues, devinées avec d’autres metteurs en scène. Elle se révèle une grande comédienne.

Yna Boulangé, inaperçue, invisible, objet perdu dans la foultitude de « Soweto » tient ici le rôle de Madame, et miracle des planches elle occupe en deux mots, trois mouvements l’espace scénique, elle donne immédiatement chair et crédibilité à son personnage, qu’elle fait vivre avec suffisamment d’intensité pour susciter, par ses répliques, des murmures dans le public. Elle montre qu’elle aussi possède une belle palette. Elle campe une Madame, tour à tour frivole, méprisante, irresponsable, à la fois catin et dominatrice, passant avec aisance d’un registre à l’autre.

Faire participer les comédiennes à la création se révèle une excellente idée avec des gens de métier. L’acte de création suppose un savoir-faire, une expérience, en un mot un métier solide et réfléchi. Le parti pris, tout à fait louable, et qu’il faut développer en Martinique, de confronter des artistes confirmés à des débutants, rend la chose plus difficile.

 Jeanne Baudry, comédienne issue de l’école de Théâtre du lycée Schoelcher porte sur ses épaules le rôle de Claire, rôle pivot, comme on sait car la pièce commence par un morceau de théâtre dans le théâtre au cours duquel Claire en Madame se prête à un jeu dans lequel Solange qui joue Claire doit l’étrangler, et par ailleurs dans le contrat sado-masochiste qui la lie à Solange, le masochiste mène le jeu, c’est lui qui décide du protocole et jusqu’où il est permis d’aller. Claire est donc dans une position nodale à plus d’un titre. C’est là que se révèle la faiblesse du travail de Jandira de Jesus Bauer. Ce qu’elle obtient de ses comédiennes chevronnées elle ne peut et pour cause l’obtenir d’une débutante. Pouvait-elle pour autant être directrice avec l’une et ne pas l’être avec les deux autres? Jeanne Baudry n’a pas la partie facile confrontée à deux lionnes qui n’ont nul envie de partager le morceau, parce que quand bien même le voudraient-elles, l’expérience des unes est inutile et ne sert à rien à celle qui n’en a pas. Elle est à la fois stimulée et éprouvée par une situation que bien des comédiennes envieraient. Elle a ce défaut des débutants qui dévident leur texte sans prendre le temps de l’habiter, comme si elle devait prendre un avion dans l’heure qui suit. Mais encore une fois le reproche concerne essentiellement Jandira de Jesus Bauer qui n’a pas su gérer ce paramètre et très secondairement Jeanne Baudry qui fait montre d’une belle énergie prometteuse. Elle affirme un désir de scène, notamment dans des jeux de cheveux mêlés avec Amel Aîdoudi, (dont cette dernière use et dont les metteurs en scène abusent quelques fois) elles sont dans ces moments, comme une tête à ceux corps, deux siamoises saisies dans la folie fusionnelle qui les fait déjà perdues. La scène comme clin d’œil à l’affaire des sœurs Papin. La linéarisation du texte qui résulte de la fragilité du rôle de Jeanne Baudry est amplifiée, par un découpage  incertain. Jandira de Jesus Bauer semble hésiter entre une partition en trois temps et une autre en cinq temps, ou plutôt après avoir  opté, pour une lecture en cinq mouvements, comme dans une tragédie classique, elle fait l’impasse sur le dernier acte au risque de déstabiliser la cohérence de  chacune des parties et de l’ensemble. Cette incertitude sur la découpe du texte laisse penser que le parti pris (peut-être tardif) d’une fin écourtée n’a pas conduit à un remaniement du séquençage de la totalité de la pièce.

Et il n’y a rien de plus détestable chez Jandira de Jesus Bauer que cette passion  pour le coïtus interruptus, cette pratique qui a rendu malheureuses et frigides des millions de femmes et qu’elle perpétue, entretient sans autre raison qu’un entêtement buté. Je veux dire cette façon irresponsable qu’elle a de prendre ses aises avec le texte de l’auteur par exemple en l’amputant alors que rien, pas même le parti pris de déréaliser l’évènement-prétexte de la pièce ne le justifie. Déjà dans « Madame Marguerite » elle avait usé de ce procédé cavalier. Combien de fois faudra-t-il dire qu’il y a des spectateurs qui découvrent pour la première fois le texte et que par respect pour eux il est bon de préciser avant le spectacle s’il s’agit d’une représentation de l’œuvre de l’auteur ou d’après son œuvre.

Si les lumières dans la deuxième moitié de la pièce sont bien traitées elles sont un peu faiblardes dans la première, mais peut-être la maîtrise de cette dimension du travail est a perfectionner du côté de la régie.

Cette version caribéenne des « Bonnes », est donc une création originale, fidèle à l’esprit de l’œuvre de Genet  dont elle souligne la plasticité du texte qui n’a pas vieilli. L’audace dont elle fait preuve a pu dérouter le spectateur  peu familier  avec cet écrivain aux thématiques sulfureures. Ce travail de qualité, qui comme toujours en Martinique demande à murir, se montre largement à la hauteur ce que l’on a pu voir sur d’autres tréteaux et sous d’autres cieux par le passé. Il est, ne serait-ce qu’à ce titre, mais il en a d’autres, tout à fait digne d’aller représenter la Martinique, dans l’Archipel antillais ainsi qu’au Festival d’Avignon. Les amateurs de théâtre ne s’y sont pas trompés : le spectacle s’est joué chaque soir à guichet fermé.

Fort-de-France, le 13/04/08

Roland Sabra

« Les Bonnes » de Jean Genet

Mise en scène : Jandira de Jesus Bauer

Assistante de mise en scène : Anne Grandhomme

Scénographie : Sentier*

Comédiennes : Amel Aïdoudi, Yna Boulangé, Jeanne Baudry

avec le soutien de la DRAC, du Conseil Régional.

* Sentier est un ancien étudiant des écoles d’art parisiennes. Après avoir travaillé dans le domaine théâtral à Paris en province en tant que peintre et sculpteur, il s’installe à la Martinique où il vit depuis 1989. Il enseigne actuellement à l’Institut Régional d’Art Visuel de la Martinique.

Il a réalisé depuis de nombreux décors pour des spectacles de théâtre et a montré son travail de création visuelle à la Martinique, dans la Caraïbe, en République Dominicaine et à Porto Rico, ainsi qu’en France.

Membre du CEREAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), il a publié plusieurs articles dans la revue Recherches en Esthétique ainsi que dans des revues consacrées au spectacle vivant.

 

Quelques expositions personnelles récentes:

– « Fragmentations et résistances », Les Francophonies en Limousin, Limoges, septembre, octobre 2006. 

– « Exposition d’objets inutiles », Atrium, Centre Culturel Départemental de la Martinique, février 2005. 

– « Assemblages éphémères non discriminants », cinq grands ensembles de dessins exposés à l’occasion de la 28ème hestajadas de las arts, festival musical organisé par Bernard Lubat et sa compagnie, Gironde, France, août 2005. 

– « Songes d’Esclaves et Masques d’Exilés », mise en scène d’objets à la Galerie J.M. Arts, décembre 2003 / janvier 2004

Dans ses pratiques, Sentier utilise principalement des techniques traditionnelles (travail du bois, dessin, gravure taille-douce, peinture a tempera), mais avec un souci permanent d’actualisation. Son approche des nouvelles technologies explore l’image fixe.

 

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