« Les Bêtes du Sud sauvage » : juste avant le déluge

— par Roland Sabra —

Caméra à l’épaule le plan inaugural,celui d’ouverture est saisissant, il donne la coloration à la totalité du propos du film : une maison de bric et de broc accrochée, on ne sait où dans la végétation qui l’entoure, surplombe en partie le vide, prête à verser à tout moment pourrait-on croire. La précarité de l’ensemble est redoublée et illustrée par l instabilité de la caméra. L’image n’est pas fixe, elle tremble. Les plans s’enchaînent, tourbillonnent comme une tourmente, avec maestria.  D’emblée le malaise, la fatigue visuelle, l’insécurité s’installent chez le spectateur. On ne veut pas voir ça. Ça, c’est la vie dans un bayou de Louisiane, dans un temps qui pourrait être celui d’avant la Création quand le ciel, la terre et l’eau étaient encore confondus, quand la limite entre les espèces n’était pas établie, quand les différences entre le monde animal et le monde humain n’avaient pas lieu. On verra plus tard des Aurochs totalement imaginaires, sorte de sangliers sauvages démesurés dotés de cornes, rêvés ou cauchemardés, n’ayant que peu de rapport avec ce qu’ont pu être les ancêtres taurins auxquels le cinéaste les rattache.

Celles et ceux, toutes ethnies mélangées, qui vivent là sont à l’image de cette indifférenciation, que la caméra, subjective de bout en bout, souligne par des fondus enchainés et des gros plans sélectifs qui laissent dans le flou, dans l’indistinction une partie du plan pour mieux en éclairer une autre.. Un monde qui rassemble des éclopés de la vie et qui ressemble plus à une cour des miracles dans un amas hétéroclite de matériaux de décharge, de récupération, que ces laissés pour compte des aurores de l’expansion économique étasunienne ont récupéré, ou qui sont arrivés sur eux avec les eaux usées des latrines de Wall-Street. L’Amérique c’est aussi ça nous dit le cinéaste. Les pauvres sont moches, sales, vêtus de loques informes et ils doivent sentir mauvais, du moins on le suppose. Au milieu de cet enfer glauque une petite fleur métisse, a poussé, orpheline de mère sans le savoir, pas très loin d’un tuteur, mais pas trop près non plus, qui s’avère être son père. Dans cet univers ou tous les éléments se mêlent, les genres se confondent. A six ans, c’est son âge, Hushpuppy, c’est son nom, a été élevée comme un garçon ! Enfant sauvage elle partage sa gamelle avec le chien, dort avec les animaux, rompt la carcasse des crabes avec les mains sans l’aide d’un couteau, elle pousse des cris stridents tout autant qu’elle parle, et c’est en voix off, déconnectée d’une situation concrète d’énonciation qu’elle signifie ses prophéties, ses adages, ses proverbes, ses aphorismes à connotation philosophique et poétique.

Hushpuppy, nous annonce la fin d’un monde, une catastrophe écologique. Le réchauffement de la planète va provoquer la fonte des glaces et la montée des eaux. Le marécage n’est que le signe annonciateur, le prémisse de l’engloutissement imminent qui nous menace car « l’envie prit aux plus grands dieux de provoquer le déluge » (Gilgamesh)  et « tout ce qui est sur la terre expirera »(GnVI, V. 5). C’est donc toujours cette thématique du dérèglement généralisé, qu’il soit climatique ou autre, qui nous est conté. Car bien sûr il s’agit d’un conte métaphorique que Hushpuppy hypostasie, et auquel elle s’identifie en nous en faisant la narration . La dureté de son très beau visage, celle de ses expressions sont l’exact reflet du monde qui l’entoure. La perte de repères, d’un monde à la dérive est admirablement rendu par le cinéaste avec des images d’une grande beauté, qui ne versent jamais dans un esthétisme misérabiliste et qui sont en fin de compte un hymne aux forces de la vie. Le propos est tenu avec un grand talent par les deux acteurs principaux, Quvenzhané Wallis dans le rôle de Hushpuppy et Dwight Henry dans le rôle du père. Enfin on décernera une note particulière à la richesse de la bande son  qui s’harmonise en finesse, discrétion et élégance avec les images notamment aux moments magiques où Hushpuppy écoute battre le cœur de la vie.

Le film est déjà passé sur le petit écran, on peut le voir en streaming sur le web ou le télécharger, mais rien ne vaut un grand écran dans une salle  de Madiana autrement plus confortable, par ailleurs que celle du CMAC et ses dossiers à angle droit.

 

INFORMATIONS DÉTAILLÉES

Les Bêtes du sud sauvage

Genre : Drame
Origine : Américain
Acteurs / rôles:
Quvenzhané Wallis : Hushpuppy.
Dwight Henry : Wink.
Levy Easterly : Jean Battiste.
Lowell Landes : Walrus.
Pamela Harper : Little Jo.
Gina Montana : Miss Bathsheba.
Amber Henry : LZA.
Jonshel Alexander : Joy Strong.
Durée : 92 mn.  Couleur.