Légende de la forêt de Bwa Kannon

— Par Annick Justin-Joseph —

En ouverture du spectacle… et parce que la cour ne dort pas… une relance à la parole dite : parole à vivre en l’intime précision du jeu des corps et des rythmes… Le saxo de John Mathieu Antoine, prenant le relais du yééééééééééé krik, impose une exceptionnelle qualité d’écoute… laquelle se maintient tout au long de la soirée en la complicité de Léandre SERRALINE (Ti bwa, chant lead), Daniel VALLEJO et Maurice JUSTAND (Tanbou bèlè, percussions et chant), Hugh CHARLEC (guitare, chant lead).

Les danseurs quant à eux intègrent un espace scénographié par René LOUISE et dont Hervé BEUZE signe la réalisation technique : en toile de fond, bousculant toute tentation d‘inertie, et comme une invite à accueillir la vie dans ses résonances tant matérielles que spirituelles, l’épure minimale d’un cercle que circonscrit un carré.

L’énergie de l’eau, puissance cataclystique, mais aussi moteur de purification dans sa dimension symbolique, d’entrée de jeu charrie tout sur son passage. La vie dont nous savons qu’elle bouge en permanence, tente ainsi de formuler à travers ses manifestations parfois cruelles, la nécessité pour nous autres de rompre avec l’égoïsme, l’ignorance, l’avidité… autant de poisons qui polluent les cœurs… ! Le vidéaste David GUMBS fait jouer en écho, sur le bouger des danseurs, les images d’une nature tropicale tantôt ravageuse, tantôt d’une beauté luxuriante, magique, et suscitant au bout d’émotions contradictoires, fascination, respect, humilité, éveil de notre curiosité, ouverture à ses mystères : 

« Le bwa kannon ou bwa Twonpèt est un arbre sacré selon les anciens. Ses feuilles palmées blanches au-dessous se retournent pour signaler de graves intempéries… » Ainsi pour peu que nous prenions le temps de nous arrêter, d’observer, nous nous donnons du même coup la capacité d’être à l’écoute, pour mieux décrypter notre environnement. Celui – ci libère à coup sûr des messages…

Le yééééééééé krik hélé au tout début du spectacle vient peut – être interpeller quelque chose de l’ordre de l’indifférence, de l’apathie, au regard d’un monde où la violence, la pollution, la peur du manque, un entraînement à détruire… nous rapprochent insidieusement de la barbarie, en l’absence de compassion, d’amour, de respect de la vie même.

Notons au passage que la matière utilisée par Gabrielle TALBOT pour la création des costumes stigmatise la déshumanisation d’un univers lui – même saccagé, qui nous saccage en retour de l’intérieur, allant jusqu’à nous animaliser, nous diviser, nous formater comme l’ont été ces sacs en matière plastique, à disposition dans les supermarchés. Rendus sourds aux messages de la nature parce que démunis d’une forme vitale de complicité, ne courons – nous pas le risque de perdre à la fois nos ressorts intrinsèques de résistance et d’autonomie, notre identité d’humain, notre sens de la poésie et du sacré ?

LA LEGENDE DE LA FORET DE BWA KANNON, c’est aussi, bien heureusement, au – delà de cette nécessaire mise en garde, le retour à un essentiel de nous – mêmes qui exalte sa pleine saveur dans l’agir, le rapprochement, le dire de mots simples que la chorégraphe magnifie à travers ce duo parlé – dansé, d’un équilibre magique entre Fleexx VAILLANT et Françoise PROSPA : la scène chorégraphiée sur fond d’anaphore et de swing créole, « Mwen enmen lè ou ka souri… mwen enmen lè ou ka… mwen enmen lè ou ka… », prend organiquement corps sur un texte conçu, mis en musique et dit par Hugh CHARLEC.

Josy MICHALON, une des pionnières du Service Municipal d’Action Culturelle à Fort de France, chercheuse en ethno chorégraphie et puisant dans les racines de la tradition, n’hésite pas dans sa démarche inventive, à casser les codes, tantôt optant pour la diagonale, tantôt posant, déstructurant les lignes… les corps faisant bloc… se laissant choir… se redressant… évoluant quelquefois, au plus fort de ce qui pourrait accroître la désespérance, sur le registre de l’humour, de l’ironie, voire de la dérision. Ainsi, au cours d’une rixe grotesque, le claquement de sacs plastiques faisant office d’armes ou de seconde peau, ira jusqu’à supplanter la musique des cordes, le souffle vital du saxo, le son régénérant du tambour…

Se pose alors la seule question qui vaille : pour quel monde choisissons – nous de vivre ?

Ce beau spectacle chaleureusement salué à l’Atrium par une salle comble, et qui nous aura fait tenir ensemble bien au – delà du temps de la représentation, signe la qualité d’une démarche que n’aurait pas démenti le poète Aimé CESAIRE. Car c’est bien lui qui livre dans L’APPEL AU MAGICIEN que « les vraies civilisations sont des saisissements poétiques : saisissement des étoiles, du soleil, de la plante, de l’animal, saisissement du globe rond, de la pluie, de la lumière, des nombres, saisissement de la vie, saisissement de la mort.» L’auteur des ARMES MIRACULEUSES qui sut notamment encourager et inspirer dans les années 76 – 80 le travail initié au sein des ateliers du Parc Floral, a profondément ancré dans nos mémoires ces paroles à vivre comme un legs : « Ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent, mais d’abord par le cœur.» DISCOURS SUR LE COLONIALISME – Extrait.

Annick Justin-Joseph

Conception & Chorégraphie : Josy Michalon
Assistante : Françoise Prospa
Scénographie : René Louise assisté d’Hervé Beuze
Mise en scène : José Exélis & Josy Michalon
Conseiller artistique : Aliou Cissé
Vidéo : Fred Lagnau
Lumières : Christophe Martinet
Direction technique : Max Germain
Comédien & Conteur : Michel Platon
Création & Interprétation : Christiane Emmanuel, Flexx Vaillant, Robert Régina, Françoise Prospa, Karen Thérèse Manuel, Jenny Anèlka, Rita Ravier, Sylviane Curton, Michèle Rapon, Ninotte Nirénold, Jean-Noël Coyan & les danseurs de l’Association Kannigwé
Musique : Guitare, Harmonica, Chant & Textes : Hugh Charlec
Percussions & Création rythmique : Daniel Dantin, Jimmy Tomasi, Jean-Marc Séraline & Léandre Séraline
Chœurs : Christian Darsoulan & Marjorie Boura
Costumes : Gabrielle Talbot
Conseillère à la réalisation : Mireille Ravier