Lecture scolaire et culture de la communication …

— Par Roland Tell —

La mentalité du passé à l’école primaire n’était-elle pas imposée par la lecture et par l’écriture ? Dans l’univers scolaire de tradition, l’esprit enfantin n’était-il pas habitué à voir des lignes, sur lesquelles étaient inscrits des signes codés, orientés de gauche à droite, dans l’ensemble, que constituait alors la page de lecture ? L’élève apprenait le décodage de ces signes par la bouche des maîtres, et des maîtresses d’école. C’est ainsi que s’inscrivait, dans l’esprit de l’élève, l’unique et nécessaire infrastructure linéaire.
En est-il de même avec la situation des enfants d’aujourd’hui ? Avant même l’admission en école maternelle, la première appréhension qu’ils ont de la réalité extérieure, c’est l’écran de télévision. Avant qu’ils n’aillent au Cycle Préparatoire, pour apprendre à lire et à écrire, le rythme et l’impact des images télévisées construisent en chacun d’eux une structure mentale. A supposer, par exemple, que deux images seulement défilent à la seconde, une heure par jour, eh bien ! l’esprit de l’enfant aura été impressionné par des milliers d’images, avant l’entrée au C.P. De la sorte, la télévision forme ainsi un esprit, qui n’est point linéaire, continu, suivi, cohérent, homogène. Notre enfant, de trois à six ans, acquiert peu à peu un esprit éclaté, tel un puzzle déconstruit, puisque les images télévisées se succèdent journellement selon des rythmes différents, et selon le jeu des images (gros plan, plan d’ensemble), sans oublier aussi celles de la publicité, et des bandes déssinées. Comment donc l’esprit enfantin pourrait-il ne pas en être fortement impressionné ? D’autant plus que de telles images clouent la bouche enfantine, inhibent tout désir d’expression, le silence étant de mise !
C’est assez dire qu’à la maison, l’enfant a besoin que ses parents donnent sens à ce qui impressionne son esprit, l’aident à reconstruire, à décrypter la signification des choses vues. Hélas ! ce n’est pas souvent le cas, car le poids et l’ampleur des informations sont tellement lourds, tellement vastes, que la famille elle-même se révèle incapable, ou plus souvent non disponible, pour prendre en compte les données d’explication, se présentant généralement à un rythme accéléré. Les enfants se retrouvent seuls devant l’écran, leur formation et leur rationalité s’avèrent insuffisantes pour maîtriser toutes les informations reçues. Celles-ci s’accumulent donc dans l’esprit enfantin, les mettant ainsi dans l’impossibilité de les exploiter, de les organiser dans un ensemble cohérent.
Dans cet univers de l’éclaté, et dans ce contexte familial, les enfants vivent dans l’éphémère, au jour le jour, dans le monde aussi des choses et des objets, de la production-consommation, publicité oblige ! Très tôt, le smartphone de maman leur fournit les produits-jeux, qui se présentent, et qu’ils traitent silencieusement partout, aussi bien dans la salle d’attente du médecin, que dans les allées du supermarché, lors des courses hebdomadaires. D’où un dessaisissement de la conscience de soi, ou pour mieux dire, un décentrement du sujet-enfant, sans repères culturels, bien avant la mise en oeuvre des apprentissages scolaires de la lecture-écriture.
Il y a là un enjeu scolaire : quelles pratiques de lecture-écriture faut-il inventer, pour récupérer ces enfants, à la mentalité éclatée, diffuse ? Grande angoisse donc des enseignants du CP, alors chargés de les ramener à la rigoureuse linéarité des textes à lire et à écrire ! D’où la crise actuelle de la lecture à l’école ! Ce qui ne fonctionne plus, c’est le rapport passif au texte. Y-a-t-il des manières nouvelles de traiter celui-ci ? Comment le faire percevoir comme un tissu de relations signifiantes, s’offrant au travail de lecture ? Comment amener l’élève à organiser sa matière signifiante, et à se tracer un chemin singulier à travers sa lecture ? Tout faire donc pour que l’activité prenne un aspect dynamique, en amenant l’enfant à y mettre du sien, à être lui-même un facteur constitutif du sens.
Si on lui apprend à y mettre du sien, la lecture de l’élève devient elle-même une écriture, qui émerge à travers les mailles du texte lu. N’est-ce pas que l’apprentissage de la lecture doit être porté par le désir d’écrire, de prendre la parole à son tour ? D’où un rapport actif, ludique, créateur, qui s’installe par rapport à la culture. L’enseignant du CP doit s’engager dans ces perspectives nouvelles de traitement du texte de lecture, jusques et y compris à utiliser l’audio-visuel, comme illustration plus parlante que le discours magistral. Le problème, c’est, dès ce niveau, de donner la parole, c’est là l’enjeu ! Donner d’abord la parole à propos du texte lu, selon une relation triangulaire à trois personnages, dans la quelle le texte, l’élève, l’enseignant, ont tous les trois la parole, et le droit à la parole ! Il faut accepter que l’enfant dise aussi sa vérité du texte lu, en lui offrant tous moyens d’accès à celui-ci, car l’important, c’est la communication !
Enfin, la lecture à domicile. N’est-ce pas là le complément naturel de la lecture scolaire ? Certains textes lus et commentés en classe pourront être transcrits et illustrés, par l’élève lui-même, dans le cahier de maison, pour les inciter à les relire, de temps en temps, afin d’entretenir le capital verbal peu à peu amassé. Ne serait-ce pas là aussi l’amorce d’une première bibliothèque de maison, selon des critères appropriés à leur âge et à leur maturité d’esprit ?
ROLAND TELL