Le retour du Théâtre populaire en Martinique

 — Par J. José Alpha —
sainte_jeanne-4Sainte Jeanne des abattoirs ? … pétillant !  ai-je répondu à un camarade soucieux de ce que je pensais à la sortie du spectacle théâtral qui ouvrait la rentrée 2014 du Théâtre Aimé Césaire de la Ville de Fort de France.
Pétillant,… pour qui apprécie les « bulles » qui font  doucement tourner la tête, et qui vous excitent comme les images en noir et blanc d’une bande dessinée des années 30 sur fond de crise économique et sociale aux Etats unis, plus précisément à Chicago.
Etourdissant,…  pour qui accepte de se laisser emporter par le rythme enlevé et parfois frénétique du conte social de Bertold Brecht mis en scène par Irène Favier ; une mise en scène épurée et joyeuse transmise avec intelligence aux comédiens de la Compagnie Les Ehontées.
Emouvant, … par une Jeanne Dark pathétique qui croit en la bonté, à la morale politique, en la pitié du capitalisme. Avec son groupe des Chapeau noirs, elle portera « la bonne parole » aux ouvriers pour tenter de désamorcer leur colère d’exploités,  pour se rendre compte qu’en fait elle joue le jeu du « patron».
Ces éléments posés, on peut parler du choix d’Irène Favrier de proposer le burlesque pour traiter d’un sujet grave, celui de la chute de la Bourse américaine en 1929 qui a pour conséquence  la misère de milliers d’ouvriers. On peut discuter sur la lâcheté des chômeurs en état de soumission, capables de trahison du mouvement collectif pour quelques miettes de pain et quelques avantages individuels; on peut discuter sur la pédagogie de la pièce de Brecht; sur le pourquoi de cette programmation à Fort de France …d’autant qu’on ne peut pas rire de tout et surtout que n’importe quoi ne fasse pas rire ces temps-ci !!!…suivez mon regard.
Or la mise en scène d’Irène Favier participe justement au décapage des sens des spectateurs formatés par une culture de la circonspection et de la mesure. « Oui,.. ;mais.. ; pourquoi pas…? »
Pourtant de l’excellent jeu des acteurs émerge l’interprétation chapelinesque (costume et gestuelle) de Marie-Line Vergnaux qui conduit magistralement le personnage de Pierpont  Mauler, le magnat des abattoirs. Tout en finesse et avec une condition physique exceptionnelle, la comédienne ramène à la distanciation brechtienne bien servie par le jeu facétieux de la Comédia delarte. Ses comparses aussi attachants tiennent parfaitement leurs personnages dans ce conte social de la « Lin-klè (lune claire) » qu’aurait pu raconter avec truculence des types comme Serge Bazas, Dédé Duguet, ou Jean Claude Duverger, ou Jocelyn Régina.
Et puis il y a la Jeanne Dark, pommée avec ses Chapeaux Noirs, groupe d’illuminés moralisateurs parfaitement intégrés au développement de l’intrigue, qui veut croire en la bonne âme du capitalisme quand il est dos au mur de la faillite.  Vous m’en direz tant. On serait tenter de suivre « la pucelle » tant elle est convaincante de piété, d’humanité et déconcertante de bonté.
Mais face à tant d’apitoiements, on retrouve le zébulon (Pierpont) capitaliste, violent et calculateur,, qui ne connait que la rentabilité de ses mises dans l’industrie de la viande de bœuf en pleine décrépitude. Il viole la « martyre » (pour ne pas dire autre chose) venue prêcher la compassion et le respect des ouvriers. La pauvre Jeanne Dark en perdra la raison, rejetée par les ouvriers qu’elle voulait défendre au nom de la Justice sociale, voire divine. Pierpont Mauler triomphe en écrasant ses concurrents et le mouvement de revendication des ouvriers. Le capitalisme a encore gagné puisque le patron relancera ses conserveries et le spectateur se retrouve confronté à la réalité quotidienne d’une société de profit au service de quelques grands capitaines d’industrie qui gouvernent le monde.
Le théâtre épique de Brecht que nous avons bien connu lors des Festivals de Fort de France avec « La bonne âme de Sé-Tchouan », « le Cercle de Craie Caucasien », « Mère courage et ses enfants », prend ici toute sa mesure populaire quand il porte la critique à la religion et au capitalisme et surtout quand il est aussi bien servi par de bons comédiens. Les chants portés majestueusement par la soprano Clara Schmidt, les césures rythmiques assurées par le musicien martiniquais Charly Labinsky qui cadencent les évolutions du conte, caractérisent le théâtre populaire du Berliner Ensemble créé par Bertold Brecht en 1949. On retrouve cette exigence rythmique aujourd’hui encore dans la Comédia delarte et le Théâtre des cultures créoles en Martinique.