Le retour à Soline

— Par Roland Tell —

Comment faire neuf quand on est vieux, si ce n’est qu’en retrouvant, par le passé, le sang brûlant du garçonnet de sept ans ? Il s’agit donc de regarder en son passé, dans les carêmes ensoleillés de l’enfance, entre Bellevue et Bois-Lézard. A Soline, précisément, où gisent tous les trésors des jours de bonheur, dans les sources secrètes, au fond de soi-même !

C’est ainsi faire retour à la vie infiniment profonde, ménagée par notre mère, qui nous apprenait, jour après jour, à regarder et à aimer la nature vivante autour de nous. Car Soline portait en elle-même sa signification entière, telle une réalité en chacun de nous, une merveilleuse vision sur laquelle, dès le lever, nos yeux restaient fixés : jardins de fleurs, arbres fruitiers en abondance, cocotiers, arbres à pain, poulaillers, clapiers à lapins, parcs à cochons, grand bassin d’eau douce en plein air !

Un sentiment de bien-être se dégageait de l’ensemble, dans le paysage, la composition des lieux de vie, la couleur des jours. D’où une impression d’harmonisation, résonnant au mieux dans l’émotion et la subjectivité de chacun. Oui, Soline apparaissait comme une chose-en-chacun de nous, tant la maison et ses alentours semblaient avoir partie liée avec notre famille. La vertu de beauté étant fort prégnante en notre mère, tout était organisé journellement pour faire hommage à l’esprit vivificateur, logé dans les réalités de Soline. Chacun de nous, même dans nos jeux aveugles et désordonnés, aspirait à maintenir l’ordre et l’harmonie, qui s’en dégageaient, comme s’il s’agissait de thésauriser un trésor national. Maman disait que c’était là une manière d’engendrer parmi nous un futur artiste, susceptible de reproduire ses propres rêves, déçus par la maternité. Cependant elle avait gardé la force de la conviction, et toute son exaltation devant les beautés de Soline. En elle, la réalité et l’émotion restaient toujours unis.

Alors, qui de nous trois allait se dépasser soi-même pour plus tard révéler et exprimer, dans des tableaux, les aspects secrets et les significations variées de la vie à Soline ? Mais hélas, à l’école, puis au collège, des années précieuses se sont écoulées, avec , de temps en temps, le porte-crayons à la main, pour dessiner des yeux, des bouches, des nez, des oreilles, des pieds, des mains, sans que le talent ne s’affirme ! La main fatiguée a fini par défigurer l’envie en soi, tuant à petit feu le trésor maternel, enfoui en chacun. Enfin, le système scolaire, confronté à d’autres besoins, que la beauté dont Soline avait la jouissance, a fait qu’en nos esprits, la si belle maison tomba en ruines, et jusque dans nos souvenirs ! L’œuvre picturale, immortalisant Soline, n’a jamais vu le jour !

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle plus tard, la meurtrière main du Temps a détruit le rêve de notre mère, puisque plus rien n’existe, paraît-il, sur le site de Soline, s’agissant des vestiges et des souvenirs d’un âge passé enseveli.

ROLAND TELL