Le racisme anti-blanc est-il une imposture ?

Par Antoine Spire et Mano Siri, membres de la direction nationale de la Licra et Alain Jakubowicz, président de la Licra

 

Gerard Noiriel et Stephane Beaud affirment, dans une tribune du Monde du 15 novembre, que le racisme anti-blanc est une imposture. Il n’y a rien d’ahurissant à ce que la Licra se soit constituée partie civile le 26 octobre contre un prévenu accusé de violences avec la circonstance aggravante de « racisme », puisqu’il aurait insulté sa victime en criant « sale Blanc, sale Français ». Ce n’est ni par souci médiatique ni par l’effet d’une racialisation de notre discours que nous sommes partie prenante à ce procès initié par la Parquet.

Il est clair que les actes de racisme qui visent des populations ou des individus « blancs » ne sont pas majoritaires mais il n’en reste pas moins qu’ils existent et qu’il s’agit d’une réalité qu’on ne saurait nier au motif qu’elle nous gênerait ou que nous ne disposerions pas des outils conceptuels adéquats pour l’analyser. Il en va justement de notre crédibilité que d’être capable de dénoncer et de traiter le problème. Il ne s’agit donc pas de stigmatiser à mots couverts « les tsiganes et les immigrés » que nous continuons à défendre contre la situation insupportable qui leur est faite.

L’enjeu sociologique, que nous partageons avec Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, est bien celui de la description et de l’analyse d’une réalité.

Il existe, dans notre pays, des quartiers, des zones parfois enclavées, des banlieues déshéritées où s’entassent des familles que l’on désigne faussement comme issues de la diversité… Pour qu’il y ait diversité, encore faut-il qu’il y ait pluralité, mixité sociale réelle : il y a des endroits, du fait de politiques de la ville indigentes ou indignes, où ce n’est pas ou plus le cas. Ce sont parfois de véritables ghettos où les quelques familles d’origine européenne sont minoritaires et se vivent, à tort ou à raison, comme assiégées. Loin de nous l’idée qu’il suffirait d’exfiltrer et de reloger ailleurs ces quelques familles et laisser ces ghettos dans leur entre-soi identitaire. Ce n’est évidemment pas ce que nous avons en tête: mais il est intolérable et pousse-au-crime de laisser s’installer de telles situations qui sont une négation pure et simple de la diversité qui fonde notre société. Ce sont de véritables creusets de racisme où la notion politique de classes s’efface devant une appréhension racialiste de la réalité sociale sans possibilité d’enracinement républicain. Il y a dans ces zones urbaines ou péri-urbaines déshéritées, un racisme insidieux et symétrique dans son expression mais pas dans ses effets des « Blancs » contre les « Noirs » ou des « Musulmans » contre les autres, les « Céfrans ».

On retrouve ce que Lévi-Strauss dénonçait déjà dans « Race et Histoire » : cette tendance primitive de l’humanité à se comprendre et à se représenter dans une opposition entre nous et les autres, ceux qui sont différents de nous… Mais il y a aussi dans ces quartiers de « pauvres blancs », qui, outre le fait qu’ils se sentent souvent déclassés socialement, vivent une stigmatisation de fait qui va de l’injure raciale aux actes de violence. Il ne nous paraît ni juste ni sage de les ignorer: car si les organisations anti-racistes méprisaient cette violence quotidienne qu’ils subissent, cela reviendrait à les abandonner aux mains du Front national qui sait faire d’eux de bons petits soldats ou de futurs électeurs… Si on veut poursuivre notre travail d’éducation à l’antiracisme de ces populations souvent défavorisées, il faut aussi savoir les défendre, comme nous défendons tous les autres: il n’y a pas d’exception à l’universalisme. Dé-racialiser et en même temps déminer les conflits sociaux potentiels impose de ne pas dénigrer les vertus pédagogiques de ces procès: seule manière de faire entendre que notre société défend tous ses membres et de rappeler publiquement que l’injure ou l’agression à caractère racial sont des délits d’où qu’ils viennent. La loi ne distingue pas selon la couleur de la peau, la nationalité ou la religion de l’auteur ou de la victime.

Il n’en reste pas moins qu’il nous paraît dangereux de surestimer idéologiquement et médiatiquement des affaires de « racisme anti-blanc » qui n’auraient d’autres fins que d’occulter le racisme ordinaire et la ségrégation sociale dont sont d’abord victimes les populations noires et maghrebines et cela indépendamment du fait qu’elles soient immigrées ou françaises… En d’autres termes le racisme anti-blanc n’a pas la même prégnance que le racisme anti-arabe, anti-noir et antisémite (curieusement oublié par nos sociologues dans leur article!). En France noirs et arabo-musulmans sont victimes d’un racisme qui parfois leur interdit, souvent leur rend difficile l’accès à l’emploi, au logement ou aux lieux de loisir (comme l’entrée en boîte de nuit pour les jeunes où il est préférable de ne pas avoir une « gueule d’arabe »). Le racisme dont ils sont les premières victimes est ségrégatif. Les « blancs » n’ont pas ce type de problème. Ils ne se voient pas refuser un poste ou un logement ou préférer un autre candidat au nom ou à l’aspect plus « présentable »… Quant à l’antisémitisme, rappelons qu’il peut encore tuer en France et qu’il n’est pas une simple catégorie du racisme: il en est la matrice même… Une analyse fine des différents racismes est donc indispensable! Mais elle ne doit pas conduire à ethniciser les rapports sociaux. A l’inverse elle nous amène à refuser l’amalgame entre les racismes et à nous battre en toutes circonstances sur des positions universalistes.

Si nous partageons les réserves de MM. Beaud et Noiriel sur l’inadéquation lexicale du concept de « racisme anti-blanc » qui a le grave défaut d’être à la fois imprécis et suspect historiquement, – ce qui serait une raison suffisante pour ne pas le cautionner – nous ne souscrivons nullement au déni de réalité auquel aboutit leur critique. Leur positionnement pèche par une forme d’excès d’empathie envers ceux qui peuvent se trouver paradoxalement être à la fois des victimes du racisme ordinaire et historique qui les vise comme « noirs », comme « arabes », ou encore comme « musulmans », mais également en devenir aussi des auteurs. L’éducation du peuple, qui reste à la Licra l’un de nos « credo », suppose de savoir l’avertir, comme disait Léon Blum, qu’il se trompe…

L’ensemble de ces remarques plaide en faveur d’une réflexion urgente destinée à renommer de manière plus neutre et plus adéquate le « racisme anti-blanc ». Prenons le temps de déconstruire la notion et d’en formuler une nouvelle à même de mieux cerner la réalité qu’à juste titre la Licra dénonce, même si elle est marginale. Il est un mouvement pernicieux et dangereux qui se diffuse, y compris dans le monde de la recherche, et qui accuse le milieu antiraciste d’être soit responsable des problèmes actuels soit d’avoir perdu « son âme » au profit d’une lecture « racialiste » de la société. Nous ne pouvons l’accepter, et c’est en ce sens que nous avons à livrer bataille sur le terrain tant social qu’idéologique.

Antoine Spire et Mano Siri, membres de la direction nationale de la Licra et Alain Jakubowicz, président de la Licra
Le Monde.fr | 22.11.2012 à 16h18

« LE RACISME ANTI-BLANC NE PAS EN PARLER : UN DÉNI DE RÉALITÉ »

de Tarik Yildiz (Editions du Puits de Roulle, 2010).

« LES DISCRIMINATIONS RACISTES, UNE ARME

DE DIVISION MASSIVE »

de Saïd Bouamama, préface de Christine Delphy (L’Harmattan. 2010).

« LE RACISME »

de Pierre-André Taguieff (L’Harmattan. 2010).

« PORTRAIT DU DÉCOLONISÉ »

d’Albert Memmi (Gallimard, 1957, rééd. 2007).

« DES BEURETTES »

de Nacira Guenif Souilamas (Hachette littératures 2003).

« L’INÉGALITÉ RACISTE :

L’UNIVERSALITÉ RÉPUBLICAINE À L’ÉPREUVE »

de Véronique De Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h (Presses universitaires de France – PUF 2000).