Le Prix Europe — Du côté de chez Huppert et Irons

— Par Janine Bailly —

Lauréats du Prix Europe pour le Théâtre, Isabelle Huppert et Jeremy Irons, lors de tables rondes matinales tenues au Palazzo Venezia à Rome, nous ont bien volontiers dévoilé une partie de leur intimité, après que les participants nous eurent dressé leur portrait et rappelé leur parcours professionnel. La providence en soit louée, une traduction simultanée de l’anglais au français étant assurée j’ai eu le bonheur de suivre comédien et comédienne dans leur langue maternelle respective.

 

Jeremy Irons, qui put entendre à son sujet des commentaires élogieux, un peu trop proches à mon goût de l’hagiographie, a animé sa prestation, quittant son siège, mimant pour le plaisir de la salle une entrevue un peu houleuse avec Harold Pinter, et pratiquant avec élégance un humour propre à dérider son auditoire. Un peu cabotin, mais si charmeur, il a enthousiasmé le public féminin et, conscient de ce charme, a tenu à préciser que son épouse était dans la salle ! De cette star, qui dans la vie se montrerait simple et généreuse, se déplaçant à moto ou vélo et refusant les gardes du corps, chacun reconnaît la force d’une voix unique, qui sait mettre en relation « délicatesse, douceur, obscurité ». Le plus bel hommage fut sans conteste celui de Fanny Ardant : « Je l’aime, j’aime ce qu’il fait sur scène et ce qu’il fait en dehors. Quand tu joues avec lui, tu te souviens de ce que c’est, être une bonne actrice. Tu oublies qu’il y a une caméra ».

Et de lui-même, de son métier, que nous a-il confié ? Que, si l’acteur doit avoir conscience de l’ensemble du monde qui l’entoure, s’il a la clairvoyance de ce monde, il ne se pose pas pour autant en modèle. Que dans l’espace du triangle défini par l’écrivain, l’acteur et le public, « on perd le fil du temps si la connexion se fait ». Que le jeu est semblable à l’amour : « Quand ça ne marche pas, il faut se noyer dans les yeux de l’autre ». Et que le comédien qui répète les mêmes répliques encore et encore est comme le surfeur, cherchant sans répit la vague parfaite ! Enfin, interrogé sur ses préférences, Jeremy Irons dit apprécier “la grande écriture”, la profondeur de Shakespeare à laquelle on revient toujours, et qu’il aurait aimé jouer Tchekov.

Isabelle Huppert était, pour sa rencontre avec le public, accueillie par Bernard Faivre D’Arcier, qui fut directeur du festival d’Avignon. À cette « gracile flamme rousse » rendirent hommage sa sœur Caroline et Patti Smith, comme de grands noms du théâtre et du cinéma : Luis Miguel Cintra, Éric Lacascade, Krzysztof Warlikowski qui en fit l’étonnante héroïne protéiforme de son Phèdre(s) en 2016 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, ou encore Benoît Jacquot. Tous s’accordèrent à dire sa grande curiosité intellectuelle, curiosité qui selon ce dernier est aussi dirigée vers elle, puisqu’elle « se penche sur un gouffre au centre d’elle-même, qu’elle le longe, pour savoir qui elle est ». Tous rappelèrent l’audace de ses choix — n’est-ce pas elle qui parfois va vers un metteur en scène avec qui elle rêve de travailler ? —, son éclectisme, la maîtrise dont elle fait preuve dans son métier. Pour Luis Miguel Cintra, il existe même un mystère Isabelle Huppert, elle « qui se transfigure sur un plateau », elle qui invente son propre langage à chaque texte joué !

Sans fausse modestie, sans orgueil démesuré non plus, la comédienne définit le métier auquel elle se consacre, allant du théâtre au cinéma sans se donner de limites, mais dans l’acceptation des contraintes imposées par les réalisateurs, car « de la contrainte naît la liberté ». Des corps, elle dit qu’ils ont leur langue, et qu’aussi chaque langue induit un corps différent. Qu’au cinéma, le corps est fragmenté, alors qu’au théâtre il est « traversé par quelque chose ». Qu’une sorte de mimétisme se créant entre le metteur en scène et l’acteur, ces deux corps se reconnaissent. Qu’enfin, tout travail est autobiographique, puisque sur scène ou devant la caméra, c’est le corps qui est présent, non dissociable de ce que l’acteur est intérieurement. Et « jouer, c’est affirmer qui l’on est… jouer c’est être ensemble, vivre ensemble sur le plateau ». Pour finir, Isabelle Huppert rendra un bel hommage à Bob Wilson, dont nous avons pu voir à Rome le Hamlet-machine de Heiner Müller, dans des tableaux esthétiquement parfaits qui donnent forme à un texte hermétique et polysémique. Avec lui, elle a joué dans Orlando puis dans Quartett. De lui elle dira qu’il fait « des propositions abstraites dans lesquelles on peut être concret, presque figuratif ». Qu’il a inventé une autre sorte de théâtre, a-psychologique, un théâtre qui ne travaille pas sur le sens du texte mais qui en donne le sens profond à travers le son,  à travers la lumière…

Réunis au théâtre Argentina pour la soirée de clôture et de remise des prix, Isabelle et Jeremy, avant de partager l’anglais de Harold Pinter dans une lecture de Ashes to Ashes, où l’on voit la déchirure se faire dans le couple comme dans l’histoire du monde, nous ont donné connaissance à deux voix, l’une française l’autre anglaise, de quelques lettres passionnées de la Correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès, parue en novembre 2017 dans la collection Blanche des éditions Gallimard.

Mais j’aimerais ici laisser le dernier mot à Isabelle Huppert parlant de Warlikowski : « Avec Krzysztof, on invente un monde… on marcherait sur terre pour la première fois… on serait la première femme à marcher sur la terre, et à créer un monde dont on ne saurait ce qu’il va être ».

Janine Bailly, Paris, le 21 décembre 2017