Le populisme, tactique ou projet politique ?

Table ronde avec Caterina Froio, chercheuse en science politique et politique comparée à l’université d’Oxford, Christophe Ventura, rédacteur en chef du site Mémoire des luttes (http://www.medelu.org/) et Éric Fassin, sociologue et auteur de Populisme : le grand ressentiment (Éditions Textuel).

Rappel des faits. Partout à travers le monde, des mouvements politiques qualifiés de populistes marquent le paysage politique. Recherche d’un nouveau souffle pour la démocratie ou régression à portée démagogique ? Ce phénomène fait débat.

Dans de nombreux pays en Europe, des mouvements dits « populistes » ont émergé dans la vie politique. Qu’exprime, selon vous, cette donne nouvelle ?

Caterina Froio Je me limiterais aux partis de « droite radicale populiste » qui se sont développés en Europe à partir des années 1970. Dans ces partis, les positions « anti-élites » s’accompagnent d’ethnocentrisme et d’autoritarisme, comme démontré par Cas Mudde. Malgré leur diversité, une des explications à la montée en puissance de ces partis est la crise du modèle de l’État-nation, liée à la mondialisation. Dans les États-nations, une identité culturelle (la nation) était associée à une entité politique (l’État). En faisant augmenter de manière significative les niveaux d’interconnectivité économique, culturelle et politique entre individus et États, les processus de mondialisation redessinent cette équation. Les partis de droite radicale populiste s’opposent à la mondialisation, qu’ils décrivent comme une triple menace pour le peuple « autochtone » : économique (les migrants volent les emplois), culturelle (les migrants ne respectent pas nos valeurs) et politique (la souveraineté nationale est en danger).

Christophe Ventura chercheur à l’Iris Le « moment populiste » (1) signale une crise de la démocratie libérale, lorsque sa forme incarnée, la démocratie représentative, ne se réduit plus qu’à l’expression d’une démocratie oligarchique. Ce « moment », produit de cette crise, révèle une réaction démocratique – une exigence de souveraineté populaire – dans la société à travers la naissance d’un vaste mouvement destituant qui la gagne progressivement. Dans son premier élan, le « populisme » manifeste la désaffiliation des majorités populaires avec les classes politiques en place, les institutions et les autorités qui jusque-là étaient investies de légitimité. C’est par ce canal que peut démarrer ou être dévoyé un mouvement de remise en cause plus large de l’ordre de la société. L’application des mêmes politiques socio-économiques néolibérales par la « gauche » et la « droite » depuis des décennies est largement à l’origine de cette dynamique. Cette dernière peut ensuite déboucher sur des constructions politiques assez différentes, qui iront plus ou moins loin dans leur action en fonction de la combinaison de multiples paramètres qu’elles ne maîtrisent pas tous au point de départ (degré de résistance et de résilience de l’ordre établi, capacité d’auto-organisation, d’élargissement et de propagation dans toute la société des exigences de transformation portées au sein du peuple construit, rapports de forces avec les courants concurrents, contexte économique et géopolitique, etc.). Quoi qu’il en soit, ces forces populistes ambitionnent de construire un chemin entre la phase destituante et la mise en place d’un nouvel équilibre dans l’ordre politique. Le « moment populiste » est ainsi ouvert et disputé. Le phénomène ne s’identifie pas a priori comme étant de droite ou de gauche. Il peut devenir de droite, il peut devenir de gauche. Tout dépend de la manière dont il va être accompagné, construit et orienté en quelque sorte.

Éric Fassin Beaucoup voient dans le populisme une réaction populaire au néolibéralisme : du Brexit à l’élection de Donald Trump, sans oublier la poussée du Front national, on nous explique que les classes populaires protesteraient par un vote populiste contre des politiques néolibérales. D’abord, il ne faut pas oublier que l’électorat populiste se retrouve dans toutes les catégories sociales : par exemple, il est faux de dire que Trump a été élu par les plus pauvres (Clinton continue de l’emporter dans cette catégorie). Même chez les Blancs, le vote Trump n’est pas corrélé aux revenus. Il est vrai que les ouvriers et les employés s’éloignent des partis sociaux-démocrates quand ceux-ci se convertissent au néolibéralisme, des travaillistes britanniques aux démocrates états-uniens en passant par les socialistes français. Mais beaucoup expriment leur dégoût politique par l’abstention. En France, le FN arrive en tête chez les ouvriers… qui votent ! En réalité, le recul des partis sociaux-démocrates, après leur renoncement à la gauche, n’a fait qu’aggraver l’avantage du capital sur le travail dans les rapports de forces. L’avènement de Theresa May n’est pas la revanche du prolétariat ; et Donald Trump, c’est Wall Street au pouvoir. De fait, le néolibéralisme se sert du populisme de droite – de Viktor Orban en Hongrie à Recep Erdogan en Turquie. C’était déjà vrai des pionniers du néolibéralisme. Stuart Hall analysait il y a trente-cinq ans le « populisme autoritaire » de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, et Ronald Reagan jouait la même carte aux États-Unis…

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