Le Lycée Schoelcher et le syndrome de la navette Challenger

 — Par Madinin’Art —

 schoelcher_challengerUne délégation du lycée Schoelcher a été reçue aux environs du 07 mai par le Recteur de l’académie de Martinique à propos de l’éventuelle suppression d’un poste de CPE à la rentrée prochaine. La défense des postes prévalant sur la défense des individus les représentants syndicaux ont argué de la nécessité de maintenir les trois services de CPE en faisant passer au second plan la dimension subjective , oh combien importante, de ce funeste projet. Dés lors la discussion s’est placée sur un terrain convenu, celui de la rationalité budgétaire. Les services du rectorat ont eu beau jeu de montrer que quelque soit l’algorithme retenu on aboutissait à la même conclusion, à savoir que le Lycée Schoelcher était « sur-doté » que que cela créait une injustice qu’il n’y avait pas lieu de perpétuer. La décision définitive sera rendue publique au environs du 23 mai.

 A en rester à ce niveau de discussion l’affaire semble entendue. Il n’y a pas lieu de faire de sentiment, il suffit d’appliquer des formules, des équations et d’en tirer les conclusions. C’est quand même passer sous silence la nature même du processus de décision mis en place et refuser de se questionner sur ce qu’est le travail.

 Une décision validée au terme d’un processus totalement rationnel peut se révéler totalement irrationnelle, catastrophique comme en témoigne l’explosion de la navette Challenger le 28 janvier 1986 et qui a coûté la vie à sept astronautes étasuniens. Un simple joint dont on avait prévu que dans les conditions climatiques glaciales qui régnaient ce jour là il risquait de provoquer un accident a bien été à l’origine de la catastrophe. Avant le décollage des ingénieurs, des responsables avaient alerté les décideurs en proposant un report du tir. Mais ces derniers avaient estimé que le risque, en terme de probabilités, était minime et que rationnellement il n’y avait pas lieu de retarder le lancement. Ce qui était en cause n’était pas la compétence de tel ou tel service mais la capacité à mettre en œuvre la compétence collective de l’ensemble de l’organisation. Dans le cas du lycée Schoelcher cette capacité est de la responsabilité du Recteur lui-même et de nul autre comme le montre sa décision de se donner le temps de la réflexion.

 

Pragmatiques en diable les étasuniens toujours prêts à tirer leçons de leurs échecs donnèrent naissance dans les années quatre-vingt-dix et principalement sous l’impulsion de Robert Michael Kremer à une théorie connue sous le nom de « fonction de production de type O-Ring », théorie selon laquelle la défaillance d’un seule maillon (« o-ring ») au sein d’une organisation peut causer une catastrophe technologique, économique ou écologique incommensurable. » L’apport de Kremer à la science économique, qualifié d’exceptionnel par Amartya Sen en fait un candidat sérieux à un prochain prix Nobel d’économie.

 

Voilà ce qui est enseigné aux lycéens et notamment ceux du lycée Schoelcher dans la filière E.S. On aura pas l’impudence d’inciter les conseillers du recteur de l’Académie de Martinique a découvrir peut-être, ou plus sûrement à se rafraîchir la mémoire en ce qui concernent les limites de la rationalité professionnelle ou administrative, mais on pourrait légitimement s’inquiéter si le rectorat abritait les derniers homo-oeconomicus, ces tenants de la pensée binaire, de l’analyse coûts/avantages, ces zélotes de la rentabilité immédiate dont l’aveuglement a conduit à la plus grave crise que le capitalisme ait connu depuis 1929.

 

Quant à ce qu’est le travail il est clair que la croyance à l’interchangeabilité infinie des opérateurs,–on avait proposé de remplacer le CPE titulaire par un CPE stagiaire–, relève d’une totale incompréhension, d’une méconnaissance effarante à ce niveau de responsabilités, de ce qu’est le travail. Comme quoi il est des pratiques qui sans être éclairées peuvent avoir à court terme une efficace un peu terrifiante!

 

L’activité n’est pas l’action, le travail réel n’est pas le travail prescrit. Le travail est une épreuve dans laquelle la subjectivité est engagée. Le travail est le lieu du collectif et de la coopération. Celle-ci exige confiance et loyauté, éthique, arbitrage, consentement et discipline. Un collectif de travail ne fonctionne que parce qu’  « il est plus rationnel de tenir compte de la rationalité subjective des conduites que de l’écarter au nom des rationalités téléologiques et axiologique. »1 Voilà ce que l’on voudrait rappeler aux conseillers du Recteur, sans vouloir les offenser.

 

Ce qui est sous-estimé dans le projet de suppression d’un poste de CPE c’est toute cette dimension subjective que tous les algorithmes du monde ne pourront jamais prendre en compte. Comment formaliser le traumatisme que représente le déménagement provisoire du lycée ? Comment mettre en équation la fragilisation des structures éducatives qui va résulter de ce transfert ? Le principe de précaution ne peut-il pas s’appliquer à cette situation ? Pourquoi prendre le risque d’un éclatement d’un collectif de travail dont tout le monde semble-t-il s’accorde pour reconnaître son efficacité au moment précis où son utilité sociale va être sollicitée plus que jamais ?

 

En ces temps de changements, de bouleversements, d’incertitudes, peut-être serait-il de bon augure, peut-être serait-il sage, de délaisser, de prendre ses distances avec la rationalité bureaucratique d  ‘« Économie et société » publiée en 1922 par Max Weber et de se souvenir que cette année fut aussi celle, clin d’œil de l’histoire, de la naissance de Michel Crozier qui mettra en évidence le risque d’un cercle vicieux d’une bureaucratie coupée des réalités et de la connaissance des problèmes de terrain qu’elle est supposée gérer. C’est aussi sur un registre plus grave, mais la racine est commune, l’origine de la banalité du mal…

 

 

Madinin’Art

 

 

(1) Christophe Dejours, Travail Vivant, tome 2 Travail et émancipation , Paris, Payot, 2009, 242 p. Christophe Dejours est un psychiatre et psychanalyste français, fondateur de la psychodynamique du travail.Il est professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers et directeur du laboratoire de psychologie du travail et de l’action.