Le féminisme à l’épreuve du sextrémisme

Par Stéphanie Marteau

« Ces filles sont des kamikazes, elles veulent mourir ! Pour elles, on est des bourgeoises », lâche Loubna Méliane, du mouvement féministe des Insoumises, en avalant son chocolat chaud. Voilà quelques mois que la jeune mère de famille a pris ses distances avec le groupuscule « sextrémiste » hypermédiatisé Femen. L’assistante parlementaire du député PS Malek Boutih n’est pas la seule trentenaire à avoir déserté. A leur place, de nouvelles recrues, plus jeunes, sans passé militant, investissent chaque week-end le local des Femen, niché dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Paris. Désormais, les activistes aux seins nus naviguent en marge, et même en rupture, du très institutionnalisé milieu féministe français. « On n’a pas vraiment de relation avec les autres associations », confirme l’Ukrainienne Inna Chevtchenko, 22 ans. Et pour cause. En dépit du soutien de quelques figures du MLF, peu de représentantes de la jeune garde du féminisme français adhèrent aux méthodes made in Ukraine

Quand la blonde amazone a débarqué à Paris, à l’été 2012, l’atmosphère était pourtant à la curiosité et à la neutralité bienveillante. C’est même Safia Lebdi, la présidente des Insoumises, qui a guidé les premiers pas d’Inna Chevtchenko au pays de Simone de Beauvoir. Depuis l’entrée au gouvernement Fillon de Fadela Amara en 2007 et le crash de Ni Putes ni soumises, qu’elle avait co-fondé, la jeune femme de 39 ans, conseillère régionale EELV, était « à l’affût de mouvements sociaux d’envergure, comme les « indignés » ». Les Femen, qui frappent dans toute l’Europe, entraînant dans leur sillage une nuée de caméras, la transportent. Pendant un an, elle multiplie les voyages à Kiev, rencontre la « bande des quatre » fondatrices, Anna, Sasha, Oksanna et Inna. Elle finance et organise leurs actions en France (contre la burqa, contre DSK), parle en leur nom. Elle dépose les statuts de l’association, prend en charge les démarches administratives, lance pour les Femen un projet de livre avec une éditrice parisienne… Un investissement total dont l’élue verte espère tirer profit, elle qui compte monter un « lieu militant et culturel », une « maison de la femme ».

Tout se complique lorsque Inna Chevtchenko, poursuivie pour blasphème, doit quitter Kiev en août 2012. La jeune femme décide de s’établir à Paris pour piloter la branche française de Femen et découvre la tentative d’OPA des Insoumises sur son mouvement… Entre les deux militantes, c’est le début de la fin : « Tant que nous étions en Ukraine, Safia pouvait agir comme elle l’entendait, elle parlait aux médias au nom de notre association, raconte Inna dans Femen, un livre qui vient de paraître aux éditions Calmann Lévy (coécrit avec Galia Ackerman). Mais à notre installation à Paris, nous avons compris que nous avions des visions différentes de ce qu’étaient nos activités. » Définitivement rétive à toute récupération politique, Chevtchenko accuse Lebdi d’avoir tenté de noyauter l’association et d’avoir fait fuir les militantes qui refusaient de se soumettre à son autorité… « J’ai voulu faire un coup, j’ai échoué ! », lâche aujourd’hui, bonne joueuse, l’élue écolo. Désormais seule aux manettes, Inna Chevtchenko anime chaque samedi un camp d’entraînement destiné à lever une armée de « soldates », d’activistes capables d’aller défier, slogans peints à même le corps, les « trois principaux visages du patriarcat » : dictature, industrie du sexe et Eglise. « Un vrai challenge », convient-elle, même dans la patrie de Derrida ou Foucault.

« VOCABULAIRE LOIN DE NOTRE CULTURE »

L' »armée » Femen ne compterait pour l’instant qu’une vingtaine de membres actifs. Attaquer l’ennemi physiquement, essuyer des coups… Peu de militantes françaises sont prêtes à aller aussi loin. Inna Chevtchenko reste souvent perplexe face aux jeunes Parisiennes qui, peu rompues aux méthodes « commando », lui proposent « des choses absurdes, comme des enquêtes sociologiques. Nous sommes des praticiennes, et non des théoriciennes ». En témoigne la dent cassée par les intégristes de Civitas, que la guerrière en talons aiguilles n’a toujours pas fait remplacer… Or, quand les Françaises doivent hurler un slogan en regardant les autres dans les yeux, note-t-elle, « la plupart ricanent ou détournent le regard. Cela veut dire qu’elles ne sont pas sûres de ce qu’elles font, qu’elles n’ont pas cette charge d’agressivité et de haine pour nos ennemis comme nous l’avons en Ukraine ». Pour Clémentine Autain, fondatrice du mouvement Mix-Cité, le problème est ailleurs : « Le vocabulaire guerrier, militaire, est loin de notre culture. On n’a pas l’habitude de reprendre les modèles virils pour s’organiser », explique la jeune femme.

Au fil des mois, entre les féministes françaises et les jeunes activistes ukrainiennes, le choc des cultures s’est avéré brutal. Car en décidant de « combattre » seins nus, en assumant une féminité de gravures de mode, érigée – vernis à ongles compris – en nouvelle esthétique de la révolution féminine, les Femen ont ouvert un autre front. « On a été choqué par la déclaration très offensive d’Inna quand elle est arrivée en France, lorsqu’elle a dit qu’on étaient jalouses, ringardes parce que certaines n’étaient pas d’accord pour se déshabiller », s’emporte ainsi une représentante d’Osez le féminisme. Ex-porte-parole du Front de gauche, Clémentine Autain rappelle pourtant que « les Femen n’ont pas « rien à voir » avec les féministes françaises. Le happening, c’est dans notre culture ! De la suffragette Hubertine Auclert, qui renversait les urnes lors des élections municipales de 1910 pour que les journaux de la IIIe République puissent avoir leurs photos « trash » à la « une » aux militantes du MLF qui balançaient du mou de veau dans les meetings des anti-avortement dans les années 1970, on sait aussi monter des coups ! ».

Mais c’est justement parce qu’elle n’assumait plus certaines actions que Charlotte Saliou, clown et actrice d’une trentaine d’années, a fini par quitter les Femen. Elle a « trop souvent eu l’impression de mener des actions gratuites. Or, j’ai besoin que ça ait du sens. Je ne peux pas être, comme elles, juste dans la réaction », explique la jeune femme. Beaucoup de féministes françaises ont ainsi jugé qu’en se déshabillant dans la nef de Notre-Dame pour fêter le départ de Benoît XVI, le 17 février, les Femen se sont trompées de « lieu de subversion »« S’en prendre à l’Eglise dans un pays laïc, ça n’a pas vraiment de sens, développe la journaliste Galia Ackerman. En France, l’Eglise est certes conservatrice, mais n’impose rien à l’Etat. Elles n’ont pas encore beaucoup d’expérience et de réflexion sur les sociétés occidentales. » Conscientes de l’enjeu théorique sur lequel repose l’avenir du mouvement, les Femen viennent de publier leur manifeste.

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