Le créole : une obligation d’expression

— Par Pierre Pastel* —

pousse_creoleAu moment où le Président de la république vient d’annoncer son intention d’engager la procédure de ratification de la charte européenne datant de 1992, faisant obligation aux États signataires (dont le France) de reconnaître les langues régionales et minoritaires, le sociologue Martiniquais Pierre Pastel* nous fait découvrir, en quelques clichés, le créole dans sa lutte pour  éviter l’étouffement face au français et face à la mondialisation culturelle.

Lajol pa bon ba’w é i bon ba mwen ?

Qu’est-ce qu’exister pour un homme si ce n’est de s’exprimer par tous les moyens qu’il a à sa disposition, de dire au monde « son monde » d’abord  tel qu’il a été façonné par son environnement premier ? Exister c’est vivre certes, mais c’est d’abord un réflexe congénital de respiration. Respiration pour … vivre avec soi et au milieu des autres. Peut-on donc attendre d’un homme qu’il vive épanoui sans respirer ? Non.
Il en est de même pour tout groupe humain habité par sa culture racine, sa langue poto mitan, véhicule complice par lequel et avec lequel il se sait exister et se signale. Le créole, quel que soit le contexte de son avènement dans le monde des langues est outil de fondamentale respiration pour les Antillo-Guyanais et pour tant d’autres. Quelle que soit sa forme lexicale, sa forme grammaticale, ou sa structure syntaxique (ce débat nous le laissons aux linguistes et aux  sociolinguistes), le créole est comme l’homme qu’il travaille de l’intérieur, il ne se résigne pas à accepter l’étouffement comme mode d’existence.

Voici quelques « fotos » prises ça et là en Martinique, en Guadeloupe et en France hexagonale pour tenter de le suivre dans la lutte inégale face au français.

Gro kok ka fè sa i lé, ti kok ka fè sa’y pé.
Dans les années 60/70 c’est  à la campagne, dans les champs de canne, sous l’ombrage des bananeraies, qu’il campe. Il squatte les baraquements, les taudis des quartiers bien malfamés, miséreux de Fort de France. Il rit d’un rire bien gras dans la rue, dans les veillées, il « pichonne » le fwansé dans un zwel presque d’égal à égal lors de leur tonbé lévé de bèlè ou de danmyé, il se sent encore plus à l’aise avec son corps chauffé de deux doigts de rhum dans les « tirages » de dominos. Il se fait « congo » face au « l’orgeat »  chez certains petits et grands de cette société mal à l’aise avec elle-même. Ici, il est la risée des francisés bien « sizé » quelle que soit leur origine. Là, il est carrément clandestin dans nombre de familles, la lapidation est le traitement  quotidien qui lui est réservé. Regardez !  Regardez, il est sévèrement sanctionné à l’école de la république française, l’école de la liberté, de l’é… enfin tout le tratalala,   il est toisé dans les administrations. Qu’à cela ne tienne ! Les hôtels, les salons de Monsieur le Préfet, les bateaux de croisières lui laissent sa petite place doudou menw.
Le maître en chef, le français, veut tout prendre, car tout l’air des antilles-Guyanes ne doit être qu’a lui. A la radio et à la télé naissante, c’est le blocus total, une petite zone tampon est tout de même réservée à la musique chantée en créole, Moune de Rivel, Léona Gabriel, Gérard La Viny…sont parmi les plus autorisés sur ses médias officiels.
En France hexagonale, dans le métro, dans certaines administrations très « subalternisées » les ka’w fè ti mal, an la pitit, commencent à se faire entendre.  Dans les ba mwen an ti bo parti, disons les bals antillais  chauffés au noir et au blanc le créole remonte la tradition, il invite tout un chacun à communier à la sauce locale : menw la, é wou ?

I ni an lè sé ou ki pou mété kannari’w en difé
Le voumtac des années 70/80.
Face à un mammouth tel que le majò fwansé, sa technologie  et ses frappes nucléaires  il est vain de se risquer à l’attaque frontale. D’ailleurs, à ses yeux, le créole n’étant que yenyen il s’assoie de tout son poids sur la charte européenne des langues régionales ou minoritaires, il ne le calcule même pas. Il n’existe pas. Inutile donc de jouer au ti môdan ou au subversif avec son janbèt ou son bekmè.
Le créole, pour s’arracher un peu d’air s’emploie sans relâche à la danse du kilibri, ou du zwazo mouch. Il devient anzimannan :
-Tenez,  voyez ici, nous sommes en 1971. A  la mairie de Fort de France on réfléchit, on se dit : « tout jé sé jé, mé kasé bwa an tjou…. «lasivilizasion sé pa jé». Le leader du Parti Progressiste Martiniquais, Aimé Césaire, juge urgent la mise en place d’une véritable politique d’action culturelle pour combattre « l’aliénation du peuple martiniquais ». « Forger d’abord une âme et une conscience au peuple martiniquais afin qu’il puisse un jour s’affranchir de la passivité, du défaitisme et de la démission, séquelles du lointain esclavage et de l’actuel joug politico-économique que nous subissions, que nous subissons toujours aujourd’hui ».  Il créé en 1976 le SERMAC, le Centre Municipal d’Action Culturelle, véritable espace culturel ou le créole étale son voumtac : pawol, conte, danse, peinture, musique, chant…

-Pour rire de lui-même et de son geôlier le créole décide  de se transformer en makòkot. Il fait débarquer sur les ondes très officielles de l’ORTF Monsieur ti dèdè avec son « moi personnellementement ». Attention ce n’est pas seulement un fwansé ou un créole manjé kochon. Il réconcilie, cicatrise des plaies, bravent des préjugés, apaise.

-Wop, wop, i la tou. Misié Mano sur Radio Caraïbe,  l’autre zwazo mouch du créole stratège fait exploser les consciences en Martinique depuis Sainte-Lucie. Le bon, le vrai, le gwo créole tombe dans les oreilles, les tripes de tous, et sort aussi de la bouche de tous. Mè-a, bétjé-a, chantè-a, patwon-an, jis monséniè pri adan sa…

– Le père Jean-michel avec le MRJC, Monseigneur Marie Sainte arrivent au milieu des champs de canne, célèbrent la messe lors de « coud men » tout comme le Père Chérubin Céleste en Guadeloupe…

-Là, le créole décide de faire de la politique, il se choisit un kok jenga, nous sommes en 1971, Marie Jeanne soté an lè plato-a Lariviè-Pilot. Il ne s’adresse au peuple qu’en créole. Il lui  parle sa langue. De ce fait, le peuple est déjà conquis. Il n’a plus qu’à compter les bulletins.

Et là c’est qui ? Ha ! C’est Ibo, Ibo simon plus tard, bien plus tard. Il fait parler et voir les gens  à la télé  avec leur  man-man créole moun gwadloup.

Le créole sait tout faire. Et comment ! Il devient écrivain, ses avocats parmi d’autres, le défendent et s’écrient toujours dans les années 70 : Kimafoutiesa (poème-Dany Bébèl-Gisler de la Guadeloupe),« Jou Baré » (poème-1977), « Jik dèyè do Bondyé » (nouvelles 1079 ) Raphael Confiant. Ce dernier n’hésitant pas à toiser lui aussi le français non sans malice.
Non content de se voir fermer la porte de l’école, le créole cherche à la forcer en voulant aider des élèves en difficulté. Il trouve son soldat : Hector Poulet en Guadeloupe, en 1976 le Fouben veut assurer des cours de soutien scolaire et il va le faire sans oublier de nous de faire voir, par ailleurs   « Zòrèy a makak » (poème). En quelques escarmouches il finira par frapper, plus tard,  bien fort avec son dictionnaire créole français. Oui pitit, zò bien tandé dictionairrrrrre.

En région parisienne les antillo-guyanais commencent à se faire entendre de plus en plus.
Ils sont maintenant dans la rue. Ils refusent le traitement inégalitaire, voire raciste qui leur est réservé. Nou pa fwansé. Tout nonm sé nonm peut-on lire sur certains de leurs banderoles.
Le Gwo ka fait son apparition dans le métro. Ses jeunes porte-voix débarqués de la Guadeloupe  en « formation » de frappeurs ont tous en tête le mot d’ordre subliminal de Robert Loyson, d’Anzala, de Dolor ou de Vélo, des marqueurs déterminés de nos sens les plus immémoriaux. Combien ont choisi, par exemple, « lauto-la » ou un bouladjel pour traverser nos vaisseaux sanguins dans la grisaille parisienne ?

Le bèlè quant à lui  est présent mais plus timide. Il est plutôt campé dans l’espace estudiantin de l’époque, ses tirailleurs écorchés vifs venant de la Martinique, un brin politisés, sont travaillés dans l’âme par un Ti Emile ou un …Mona. « Sa ki sav sav, sa ki sav pas sav », men yo lé « dérayé’w ».
Les fêtes associatives soit disant « acra boudin », les boites de nuit sont, elles-aussi dans l’arène sans se dévoiler, sans s’annoncer en stratèges.

Tous deviennent ambassadeurs du créole, un créole qui commence à faire tâche dans l’administration et qui dérange.

Sé Pasians  ki bat brital»

Dans les années 80/90 et les années suivants le créole veut s’affirmer, il  ne veut plus rester « Anba fey » (poème –Daniel Boukman 1987). Il veut se déployer au grand jour.
Ici, il se fait international, ne craint pas le mal de mer, ni la souffrance de l’exile car il se déplace avec sa trousse de pharmacie faite  en peau de  Kassav : Zouk-la sé sèl médikaman nou ni scande-t-il à tue-tête.

Là, il se cherche, s’interroge sur lui-même. Il se fait savant. Son travail anba fey a commencé bien avant. Tant d’autres s’y attèlent déjà dans le monde. En 1975 avec deux de ses chercheurs de choix, Laënnec Hurbon (haïtien) sociologue, et Dany Bébèl-Gisler, sociologue  et linguiste Guadeloupéenne il rentre, pour sa part, dans le concert des questionneurs des sciences humaines. On dit que c’est avec  Cultures et pouvoir dans la Caraïbe (L’Harmattan), où il s’exprime pour la première fois, dans un langage savant, bien évidemment en créole sur des sujets traitant des problèmes économiques et politiques concernant la Guadeloupe et Haïti. L’ouvrage est écrit en français et en créole.

Ba mwen  lè, mi ta-w mi ta mwen

Le créole se rebelle, il est à l’université à la recherche de ses racines. Ici, il est avec un de ses puissants ambassadeurs, Jean Bernabé qui crée rien que pour lui en 1975, le G.E.R.E.C (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone).  Il se structure, marque son territoire, montre ses différences par rapport aux autres créoles, il se fait lire, écrire, conté.
Tant  qu’à faire, il ne veut plus être qu’on le qualifie  de patois, de » Baragoin ». Il est Langue un point c’est tout. Il se fait accompagner, notamment à Aix-en-Provence par Lambert-Félix Prudent Sociolinguiste qui publie justement, en son nom aux Editions Caribéennes, en 1980, « Des baragoins à la langue antillaise ».
A l’Université des Antilles-Guyane, il délivre aujourd’hui des diplômes le concernant allant même jusqu’au doctorat, diplôme bien français. Il, le créole,  est choisi en option au BAC.

An ja la an rété, Sé mwen ki la  
Ici, nous sommes en Région Parisienne, ce Monsieur, face à ses élèves, c’est Tony Mango, il est un professeur de créole dans un Lycée. Il est titulaire du CAPES Créole, Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré, une distinction bien professionnelle française… C’est dire le chemin parcouru par le créole dans laps de temps aussi court.
Aujourd’hui, le créole sur les ondes des radios officielles ou privées aux Antilles-Guyane ou encore sur les ondes de quelques radios privées dans l’hexagone nous semble naturel, normal même. Il en est de même dans nos églises aux Antilles-Guyane et dans l’hexagone.
On n’affiche plus un rire gêné ou amusé quand on y entend du créole. On se sent plutôt rassuré notamment pour nos jeunes, surtout ceux de l’hexagone qui commencent à être de plus en plus nombreux à le pratiquer. Soyons redevables notamment aux parents et aux associations, aux artistes, chercheurs qui font une véritable œuvre d’éducation et de transmission.

2015, 32ème journée internationale du créole

Ce court panorama montre assez le chemin parcouru. Mais que la tâche reste encore difficile !
Peu d’entre nous savent écrire et lire le créole avec aisance aujourd’hui. Puissent les dictés créoles se multiplient et voient le nombre des concourants s’agrandir.
En 2015 notre créole fêtera sa 32ème journée internationale du créole aux côtés des autres créoles à travers le monde. C’est une occasion, parmi d’autres, où  jeunes et moins jeunes pourront s’enrichir ensemble localement et en communion avec ceux qui ont le créole en héritage à travers le monde. Car nous savons que notre créole Antillo-guyanais n’est pas  le seul à être dans une obligation d’expression. Assurément, il ne se résigne pas à accepter l’étouffement comme mode d’existence.

Pierre Pastel*

*Le sociologue Pierre Pastel est par ailleurs psychothérapeute et coach scolaire. Il intervient, notamment, auprès des élèves décrocheurs dans plusieurs lycées en région parisienne et en Guadeloupe.