« Le bêtisier du sociologue », de Nathalie Heinich

La sociologie s’amuse


[samedi 07 novembre 2009 – 14:00] Sociologie

Le bêtisier du sociologue
Nathalie Heinich

Éditeur : Klincksieck

160 pages / 14,25 € sur
Résumé : Les sociologues ne sont pas exempts de bêtises comme le souligne cet ouvrage qui ne manquera pas de faire polémique.

Peut-on s’amuser en lisant un(e) sociologue parlant de son quotidien professionnel ? Assurément avec ce recueil portant sur des erreurs de raisonnement pris dans le domaine de la sociologie. Voilà une occasion de se détendre en savourant le dernier ouvrage de Nathalie Heinich, ou l’offrir, à l’approche de Noël, à un collègue sociologue familier des sorties de route professionnelles dans l’espoir d’un pilotage plus sûr après sa lecture.

Des bêtises globales …

L’ouvrage commence par la bêtise qui semble la plus courante, celle qui concerne l’art d’établir des généralités. Qui entend le mot sociologue peut aussi entendre le mot société. D’où cette question profane rituellement posée au sociologue  » Quel regard portez-vous sur notre société actuelle ? « . Mais qu’est-ce donc que cette entité abstraite et transcendante que l’on nomme  » la société  » ? Pour Nathalie Heinich  » les sociologues de  » la société  » en général se recrutent plutôt parmi les philosophes, tandis que les  » vrais  » sociologues (…) sont spécialistes d’un domaine particulier  » , sans être des monomaniaques pourrait-on ajouter. Mais plus, n’y a-t-il pas de l’imprécision, du flou, du substantialisme, de l’essentialisme, de la métaphysique à parler de  » la  » société sans angle d’attaque précis ? De quoi faut-il parler après cette question ( » Quel regard portez-vous sur notre société actuelle ? « ) ? Du travail, de la religion, de l’éducation, de la consommation, de la famille, des loisirs, etc. ? Ou de tout à la fois, sans la crainte d’avoir oublié un domaine ? Si l’on souhaite  » parvenir à des modélisations suffisamment générales [construites par induction et abstraction successives à partir de données ou de lectures patiemment rassemblées] pour éclairer un grand nombre d’objets  » alors le travail intellectuel doit être conséquent et à la mesure de son ambition (enquête, observation, entretien questionnaire, sondage, échantillonnage, etc.). Pour Nathalie Heinich, le principal défaut est que ces  » généralités sont là a priori, avant le travail de recherche  » , c’est-à-dire avant les faits de sociétés, ou pour le dire autrement, les représentations générales sont là avant la réalité des faits. D’où les vols planés consistant à  » faire de concepts abstraits les sujets de verbes d’action ! Ils peuvent certes être les sujets de verbes d’état (la société française  » est  » ceci,  » a  » cela), mais pas de verbes d’action (elle ne  » fait  » pas ceci ou cela) [la société veut que, la société pense que, la société décide que, la société aime que, la société dit que]  » .

…pas si mystérieuses

Un proverbe chinois dit qu' » il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu’il n’y est pas « . Une autre sorte de bêtise se développe sur la croyance en l’existence des arrière-mondes, avec en musique de fond un air de Jacques Dutronc  » On nous cache tout, on nous dit rien « . Cette  » croyance que  » le monde  » (ou la destinée de X) a une cause – une cause cachée, énigmatique, qu’il faut donc découvrir [et] que cette cause nous est dissimulée, rendue opaque, car elle relèverait d’un autre plan de la réalité que l’expérience – le plan, en un mot, de la transcendance  » n’a que peu à voir avec l’analyse empirique fondée sur l’expérience sociologique. Un des pièges est de confondre le questionnement légitime avec la mise en énigme qui prospère dans le domaine du mystérieux, du caché, du travestissement, de la dissimulation, de la mystification, du soupçon, de l’illusion. Il est vrai que la seconde peut être plus séduisante et excitante que la simple banalité des faits sociaux. Mais alors on se situerait plutôt dans le registre du roman, du fantastique, de la fiction, de la mystique, de la religion, voire de la métaphysique. Dans ces conditions  » plutôt que de chercher à percer des  » énigmes  » (…) le sociologue ne ferait-il pas mieux de prendre pour objet le processus même de la mise en énigme, (…) de comprendre pourquoi et comment quelque chose en vient à paraître énigmatique  » ? On pourrait ainsi éviter de lire par exemple que  » bien que les biographies de Sir Arthur Ignatius Conan Doyle se comptent par centaines, dans des dizaines de langues, Sir Arthur Ignatius Conan Doyle reste largement une énigme « . Elémentaire mon cher Watson !

Des bêtises à l’infini

L’ouvrage se poursuit en nous livrant une suite de chapitres, instructifs et divertissants, sur un certain nombre d’erreurs de raisonnement et d’argumentation portant sur les confusions entre  » comparer à « / « comparer avec « ,  » individualité « / « singularité « , les problématiques de représentativité et d’échantillons, les erreurs d’échelles statistiques et individuelles, le questionnement sur les normes (ou les règles) et les exceptions, les changements et les stabilités, les indifférences entre  » individuel « / « collectif  » ou  » types « / « catégories « , la perte de repère entre  » causes  » et  » effets  » ou entre  » causalité  » et  » corrélation « , voire  » cause  » et  » contexte « , les controverses entre  » expliquer  » et  » comprendre  » (qui n’est pas justification), des précisions statistiques  » imprécises « , les querelles du qualitatif et du quantitatif, les abus du symbolique où  » la plupart du temps, vous remplacez  » symbolique  » par  » immatériel « , et vous retombez sur vos pieds. Evidemment, c’est plat.  » , le malentendu entre  » différence  » et  » discrimination  » (variantes : entre  » égalité  » et  » similitude « ,  » valeur  » et  » nature « ), les batailles de chapelles entre énonciations  » descriptives  » et  » normatives  » ou  » prescriptives « , sur l’intérêt  » opératif  » ou  » spéculatif  » de la sociologie, surfant sur le sociologue critique (combattant, militant, engagé, etc., sans oublier le scientiste ou le prophète) et le sociologue  » suisse  » (supposé neutre, confondant la neutralité axiologique de la neutralité épistémique), les agacements du dualisme entre l’inné et l’acquis, une pique au passage sur les cultural studies américaines, le démocratiquement correct de la nomination et le féministement correct de l’orthographe ( » sociologu  » pour les hommes et  » sociologue  » pour les femmes), le tout agrémenté d’exemples rencontrés au cours du temps par l’auteur. Et la liste pourrait s’allonger.

La sociologie, un art clanique ?

Est-ce pousser trop loin la généralité que de faire le constat que  » malheureusement (…) la sociologie est encore souvent plus proche de l’idéologie que de la recherche  » ? Un des ouvrages de Nathalie Heinich portait justement sur une figure emblématique de la sociologie française qui mélangeait (pas toujours, ne généralisons pas) avec malice l’idéologie et la recherche, Pierre Bourdieu . Ironie de l’histoire, quelques années auparavant Jeannine Verdès-Leroux, une ancienne collaboratrice de Pierre Bourdieu, sociologue et historienne, pensant dénoncer le terrorisme intellectuel de son ancien patron, faisait preuve d’une rare bêtise idéologique dans un livre violent à l’argumentation rationnelle molle . La sociologie malmenée,  » on attendrait de cette discipline, réputée empirique sinon expérimentale, une certaine attention aux faits. Car après tout, si on leur préfère les noumènes et les phénomènes, la transcendance et l’immanence, l’idéalisme et l’existentialisme, on n’a qu’à faire de la philosophie !  » . Les derniers chapitres feront une mise au point critique sur le conceptualisme et le sociologisme (ah ces  » ismes  » !), mais aussi sur l’économisme (où l’on croisera l’improbable l’Homo rationalis à la plage), le logicisme (quelque peu binaire) et le radicalisme (où c’est bien connu, plus c’est radical plus c’est authentique).

Enfin, trop rapidement, le dernier chapitre clôt cet ouvrage par un éloge à l’indépendance d’esprit du sociologue dans cet espace de pensée où les clans et les écoles hégémoniques (sectaires ?) meublent  » le monde universitaire [qui] fonctionne à peu près comme le monde mafieux  » , et où se croisent conformisme, clientélisme, allégeance, révérence, idolâtrie, fanatisme, excommunication, etc. En refermant ce livre je repensais à Graeme Allwright chantant  » Et ces gens-là dans leurs boîtes , Vont tous à l’université , On les met tous dans des boîtes , Petites boîtes toutes pareilles.  » .