La surveillance, stade suprême du capitalisme ?

— Par Frédéric Joignot —

Depuis vingt ans, un capitalisme mutant mené par les géants du Web s’immisce dans nos relations sociales et tente de modifier nos comportements, analyse l’universitaire américaine Shoshana Zuboff dans son dernier ouvrage. Mais son concept de « capitalisme de surveillance » ne fait pas l’unanimité.

Elle s’appelle Shoshana Zuboff. Elle occupe la chaire Charles Edward Wilson à la Harvard Business School et ses travaux racontent les enthousiasmes, les déceptions et les inquiétudes de tous ceux qui ont vu les nouvelles technologies conquérir nos sociétés.

Shoshana Zuboff a été l’une des premières à analyser la manière dont l’informatique transformait le monde du travail. Cette pionnière dans l’étude détaillée des bouleversements du management s’est félicitée, au départ, de l’arrivée de « travailleurs du savoir ». Elle a perçu très tôt que l’extension d’Internet et la généralisation des ordinateurs personnels permettraient de fonder une « économie nouvelle » capable de répondre aux besoins des individus et de renforcer le pouvoir des consommateurs.

Puis elle a été terriblement déçue. En janvier, Shoshana Zuboff a résumé ses craintes dans The Age of Capitalism Surveillance (Public Affairs, non traduit).

La presse anglo-saxonne, du libéral Wall Street Journal au très à gauche The Nation, du Guardian à la New York Review of Books, mais aussi l’anticapitaliste Naomi Klein et le professeur de communication Joseph Turow, ont salué ce livre comme un essai majeur.

« Chef-d’œuvre d’horreur »

Le titre, « L’Age du capitalisme de surveillance », en annonce le concept : en vingt ans, « sans notre consentement significatif », un capitalisme mutant mené par les géants du Web – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) – s’est immiscé dans nos relations sociales et introduit dans nos maisons – « de la bouteille de vodka intelligente au thermomètre rectal », résume Shoshana Zuboff.

Il a cartographié et photographié les rues de nos villes, capté nos visages et nos expressions, traqué nos connexions, fiché nos désirs, recensé nos affects. Appuyé sur l’intelligence artificielle, il a développé une surveillance généralisée de nos comportements. Il a ensuite revendu ce big data à des entreprises, mais aussi à des mouvements politiques. Le magazine d’investigation américain The Intercept a qualifié l’essai de « chef-d’œuvre d’horreur ».

Le parcours intellectuel de Shoshana Zuboff mérite le détour. Étudiante en psychologie sociale, elle a, en 1980, une « révélation » après trois ans d’enquêtes dans le monde du travail : « L’informatique arrive dans les entreprises, explique-t-elle. Nos sociétés sont à l’aube d’une transformation structurelle aussi profonde que la révolution industrielle de la fin du XIXe et au début du XXe siècle. »

En 1982, elle devient l’une des premières professeures de la Harvard Business School – elle enseigne alors le « comportement organisationnel ». « On voyait si peu de femmes enseignantes à Harvard, se souvient-elle, qu’il n’y avait même pas de toilettes pour elles au club de la faculté ! »

Un « panoptique de l’information »

En 1988, elle publie une vaste étude sur l’arrivée de l’ordinateur en entreprise : In the Age of the Smart Machine. The Future of Work and Power (Basic Books, non traduit). Appuyé sur des centaines d’entretiens auprès d’employés, de cadres et de dirigeants de la banque, du commerce, de la grande industrie et des télécommunications, l’ouvrage souligne les transformations induites par la révolution de l’informatique. Celle-ci produit un travail plus abstrait, plus symbolique, plus désincarné, plus isolé. « Si les ordinateurs permettent d’automatiser et d’alléger les tâches bureaucratiques, réduisant substantiellement les coûts, poursuit-elle, ils génèrent aussi quantité d’informations nouvelles, développent des nouveaux territoires d’apprentissage et de connaissances pour les employés. »

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