« La Ronde de Sécurité » : mettre en scène la perversion

Par Selim Lander

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« La ronde de sécurité » – Photo Philippe Bourgade DR

Un homme qui en manipule un autre. Un pervers contre un pauvre innocent sans défense. Cet argument en forme de duel totalement déséquilibré au profit du méchant est rarement développé au théâtre, lequel répugne à la peinture du mal à l’état pur. Selon Schopenhauer, philosophe pessimiste – mais les pessimistes ont, hélas, trop souvent raison – l’homme est gouverné par trois déterminants principaux : l’égoïsme, la méchanceté et la pitié. Le pervers combine tout cela de la plus désastreuse façon : il ne pense qu’à son égo, n’éprouve aucune pitié et prend plaisir à faire le mal. La perspective de voir agir un tel personnage tout au long d’une pièce de théâtre n’est pas vraiment attrayante et c’est sans doute pourquoi les auteurs, s’ils n’échappent pas à la mise en scène d’individus malfaisants, évitent, en général, de leur consacrer une pièce entière. Ce qui n’empêche pas, évidemment, les exceptions. L’une des plus remarquables, en l’occurrence, est la pièce Big Shoot de Koffi Kwahulé : un bourreau ne cesse d’y torturer mentalement un pauvre type, pratiquement muet de bout en bout, qui meurt assassiné à la fin de la pièce. Impossible de ne pas penser à Big Shoot en voyant La Ronde de sécurité de Guy Foissy (qui lui est antérieure). Même cruauté du bourreau face à sa victime démunie, même sadisme joyeux, même homosexualité latente, même grossièreté du langage, même mélange des langues (français et anglais dans Big Shoot, créole et français dans La Ronde, mais, dans ce cas, le mélange des langues est le propre d’une adaptation au public martiniquais – voir à cet égard la critique de Roland Sabra). Il y a cependant des différences. La Ronde est, sinon plus gentille, moins dure. On rit souvent, ce qui est dû en partie au jeu des acteurs mais pas seulement. L’auteur, visiblement, a hésité à nous présenter une peinture du mal absolu et finalement tranché en faveur d’un mal pas totalement inhumain. D’ailleurs, la fin ouvre peut-être sur la possibilité d’une réconciliation des deux hommes.

Demeure malgré tout le sujet principal : donner à voir aux spectateurs les mille et une manières dont un méchant peut se jouer d’un brave homme, comme un chat joue avec une souris. Le plus terrible dans tout cela, c’est l’absence totale de sentiment de culpabilité du bourreau : il s’amuse ! Sans doute est-ce la condition pour monter un spectacle s’adressant à un public plus large que celui des films d’horreur. Parce que s’il s’amuse – pense-t-on, à tort – il lui reste quelque chose de l’enfance, il ne peut pas être si méchant que ça. Et puis s’il s’amuse, il peut nous amuser. Il a envie de rire et le rire est contagieux.

Passons sur les interprétations historiques et psychologiques évidentes du texte : les brutalités arbitraires de la police, des forces d’occupation coloniales ou autres. Et encore la violence aveugle que tout un chacun peut rencontrer un jour ou l’autre et que chacun, plus ou moins, redoute. Comment réagirions-nous dans une telle situation?[i]  Ne serions-nous pas, comme Maurice, le deuxième protagoniste de la pièce, prêts à abdiquer toute dignité dans l’espoir de sauver notre peau ?[ii]

Venons-en à l’interprétation. José Exelis n’a pas cherché midi à quatorze heures. Face à l’impossibilité de montrer la violence crue pendant plus d’une heure d’horloge – ce qui ne manquerait pas de faire fuir un nombre certain de spectateurs – il a mis l’accent sur le caractère comique de ses personnages. Charly Lérandy, dans le rôle du « soldat » en fait des tonnes, ce qui était sans doute nécessaire pour dérider les spectateurs : il piétine, il écarquille les yeux, il chante, chantonne, prend une voix de fausset ; son interprétation évoque par moments celle d’un Louis de Funès, dont on sait qu’elle n’était pas dépourvue d’efficacité comique.  Son partenaire, Émile Petit, le Maurice de la pièce, se montre dépassé par les événements, comme il convient. Plus grand de taille que Charly Lérandy, il ne fait pourtant pas le poids. On attend qu’il se révolte mais cela n’arrive jamais, sauf à la fin, et encore sa tentative ne paraît-elle pas bien concluante. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, pas plus que nous, spectateurs, d’ailleurs. Et c’est ce qui fait justement l’intérêt de cette pièce. Nous ne rions pas tant que cela, en fait, ou nous rions jaune. Confrontés à la méchanceté gratuite du « soldat », nous-mêmes n’en revenons pas. Et pourtant, nous savons que des situations pareilles se présentent tous les jours, hélas.

Un intermède muet, parodie des westerns spaghettis, accompagné en sourdine par le thème des films de Sergio Leone, détend efficacement l’atmosphère. Un sombrero et une moustache suffisent pour transformer Émile Petit en guérillero d’opérette.

Il faut dire un mot du décor (qui évoque avec un minimum d’objets une zone suburbaine pas très prospère) et des lumières, le tout, signé Dominique Guesdon, contribuant à créer une ambiance propice. On n’en dira pas autant des musiques, mais là c’est peut-être notre aversion pour ce que l’on entend à longueur de journée sur les ondes des radios martiniquaises qui transparaît.

Unique représentation, jeudi 11 juin 2015, à l’Atrium de Fort-de-France.

[i] Un exemple vécu ici : http://www.madinin-art.net/scene-de-racisme-a-lenvers-decryptage-1/. Évidemment, l’anecdote rapportée dans ce témoignage ne présente pas le même  danger que lorsqu’on se trouve sous la menace d’un fusil. L’auteur du récit pouvait raisonnablement supposer que la violence de son collègue ne déborderait pas jusqu’à mettre son intégrité physique en danger. Il est facile, dans un cas pareil, de défendre sa conception du droit.

[ii] Une question se pose à ce propos pour la philosophie morale. Ma dignité d’homme est-elle vraiment atteinte si je m’humilie pour sauver ma peau ? La morale utilitariste apporte la réponse suivante. Si j’ai effectivement un espoir raisonnable de me sauver en abdiquant ma « dignité », j’ai le devoir de le faire : celle-ci sera de toute façon moins atteinte (puisque j’agis sous la contrainte) que celle de celui qui me torture. Par contre, si mon humiliation devient une trahison, si elle compromet l’existence d’autres hommes innocents, mon devoir est de souffrir en silence et de mourir.