La « question juive », identité juive et antisémitisme

— Par Michel Pennetier —

La réponse de Sartre

On connaît la réponse de Sartre à propos de l’identité juive : c’est l’antisémite qui produit l’image du juif qui a cours dans la société et à laquelle le Juif va devoir répondre. En ce sens, Sartre est tout à fait fidèle à sa philosophie : l’existence précède l’essence. Un être humain est jeté dans le monde, il existe, il est confronté à toutes les projections que lui impose la société ; identité sexuelle, sociale, ethnique, religieuse etc … Il peut les adopter, les rejeter, les transformer car il est fondamentalement un être libre. L’identité est une affaire personnelle et collective conquise de haute lutte. Car les projections que font les autres sur nous, nous enferment et nous contraignent

La judaïté et les autres cultures

Dire «  je suis Juif » comme le font à travers le monde environ 20 millions de personnes, est une chose extrêmement complexe et variable. Ce peut être une adhésion à une tradition religieuse, le judaïsme, une fidélité à cette tradition sans que ce soit pour autant une croyance, un respect pour l’histoire des ancêtres, une adhésion à une culture infiniment riche et précisément à cause de l’antisémitisme de la société où il vit et qui a culminé dans la Shoah, une solidarité spirituelle avec ceux qui sont morts, victimes innocentes des préjugés racistes. Si les Juifs ont vécu longtemps à part de la société ambiante parce que cela leur était imposé (dans un statut d’infériorité en terre d’islam, dans le rejet souvent agressif en terre chrétienne), ils n’en ont pas moins été en contact culturel avec l’environnement et en ont été influencés. C’est finalement ces relations qui conduisent au 19e siècle à un mouvement d’assimilation, permis par les lois de la Révolution française et de l’empire napoléonien. La rencontre entre la tradition intellectuelle du judaïsme et la philosophie allemande durant le 19e siècle et au 20e jusqu’à la Shoah a produit cette fameuse symbiose judéo-allemande à sens unique.

Le sionisme

Mais à mesure que progresse en Europe le mouvement d’assimilation, l’antisémitisme progresse. Effrayé par le procès Dreyfus à Paris, le journaliste autrichien Theodor Herzl dans son ouvrage « Der Judenstaat » ( L’État des juifs) annonce la nécessité de la création d’un État où les juifs vivront en paix et en sécurité. C’est l’acte de naissance du mouvement sioniste qui a toutes les caractéristiques d’un mouvement nationaliste sur le modèle du principe des nationalités européen et qui a peu de choses à voir avec le judaïsme proprement dit. L’idée de Herzl est rejetée à la fois par la plupart des Juifs religieux et les assimilationnistes. Cependant elle séduit des Juifs russes victimes de pogroms et des idéalistes qui veulent créer un autre mode du vivre ensemble ( les kibboutz). L’existence de l’État d’Israël est la conséquence nécessaire de la Shoah. Hélas, il s’est constitué par la violence en chassant les Palestiniens de leur pays natal. La « nakbah », la grande catastrophe pour les Palestiniens suit de peu la Shoah. Il n’est pas question de comparer les deux phénomènes, ni par leur ampleur, ni par leur nature. Mais en quoi les Palestiniens devaient-ils payer pour les crimes des Européens ? Nous étions en 1947 encore dans l’ère coloniale, le sort des « indigènes » comptait peu. On ne peut éviter de penser qu’Israël est une création coloniale.

Je crois que, dans cette difficile problématique, il faut tenir les deux bouts : la création d’un État juif était devenue nécessaire à cause de l’antisémitisme européen et de la Shoah. Mais la manière dont cet État s’est réalisé et la nature de cet État aujourd’hui auraient pu être différentes. Martin Buber, philosophe juif autrichien, devenu citoyen d’Israël, sioniste, n’a cessé de prôner une coopération avec les Palestiniens et de définir Israël comme la réalisation des principes sacrés de la tradition juive ; la justice qu’appelaient les Prophètes d’Israël, l’écoute de l’autre ( toute sa philosophie tourne autour de la relation du Je et du Tu). Il cria en vain dans le désert. Israël est devenu un État banal, c’est-à-dire un État qui ne voit que ses propres intérêts et ne croit qu’en la puissance de ses armes. Le mouvement « La paix maintenant » poursuit aujourd’hui en Israël cet objectif de réconciliation dans un climat si dramatique qu’aucune solution ne paraît possible si on ne change pas de « logiciel ».

L’antisionisme, surtout entretenu dans certains milieux musulmans ou par l’extrême gauche qui se dit antiraciste est ambiguë. Il ne voit qu’un côté des choses et il a une proximité sinon une identification avec l’antisémitisme traditionnel. Que des musulmans ressortent le torchon du « Protocole des sages de Sion », que des citoyens juifs en France soient obligés par mesure de sécurité de quitter leur cité, qu’il y ait eu ces derniers mois onze meurtres de Juifs en France commis par des extrémistes musulmans, voilà qui est grave ! On peut parler aussi sur la marge d’un antisémitisme noir accusant les Juifs d’une part, d’avoir participé au commerce triangulaire, d’autre part d’avoir monopolisé la victimisation par la mémoire de la Shoah ce qui effacerait la mémoire de l’esclavage. Ce sont là des opinions ( que je crois et espère très minoritaires) qui manquent totalement de fondements et surtout de sensibilité. Elles reposent sur le fantasme que les Juifs constitueraient une communauté homogène et solidaire. Que l’on trouve quelques armateurs juifs parmi les chrétiens qui participèrent au commerce triangulaire, c’est possible ou probable. Les uns et les autres étaient de cupides commerçants représentatifs d’un système économique et non de leur peuple. Enfin la « concurrence mémorielle » est une aberration qu’il faudrait remplacer par la « solidarité mémorielle » du fait que les uns et les autres ont été victimes des dérives, des tares et des crimes de l’Occident sur les plans religieux, idéologique et économique. Lutte contre le racisme et lutte contre l’antisémitisme, même combat !

La culture juive

S’interroger sur l’identité juive ce n’est pas seulement constater les images péjoratives et haineuses qu’ont transmis l’anti-judaïsme chrétien puis l’antisémitisme raciste avec auxquelles le Juif doit s’affronter et que tout homme quelle que soit son origine doit combattre, c’est aussi et surtout s’interroger sur l’identité juive telle qu’elle est née et s’est développée au cours de l’histoire et telle qu’elle peut être vécue de l’intérieur, identité ou spécificité qui fut une pierre d’achoppement pour les non-juifs. Il ne s’agira pas de dégager une « essence »juive introuvable mais de décrire une ou des situations spécifiques aux Juifs parmi les peuples au cours de l’histoire.

Je ne choisirai que deux aspects qui me paraissent déterminants pour le devenir juif : le monothéisme et l’eschatologie. Or ces deux aspects qui ont déterminé fondamentalement la culture juive sont aussi ceux que les Juifs ont le plus transmis aux deux religions qui lui ont succédé, l’accentuation du monothéisme dans l’islam et l’eschatologie dans le christianisme, si bien que ce qui a fait la spécificité du judaïsme est aussi ce qu’il a le plus divulgué, ce par quoi il a le plus influencé l’Occident ( j’y inclus l’islam), ce par quoi le judaïsme est une facette fondamentale de la culture occidentale. Par l’affirmation d’un Dieu unique, créateur du monde et de l’homme, les Hébreux, ancêtres des Juifs, se singularisent par rapport à tous les peuples de l’Antiquité qui ont des religions de la terre et de la nature ( on fera une exception concernant le zoroastrisme en Iran) et il se singularise d’autant plus qu’ils affirment être les seuls représentants et l’instrument de ce Dieu transcendant dans l’humanité. La possession d’une terre est certes important dans l’Ancien Testament mais secondaire par rapport à l’affirmation du Dieu transcendant et de la fidélité par rapport à celui-ci. C’est précisément durant l’exil à Babylone que se constitue la religion juive avec ses lois et sa morale qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. L’élection par Yahwe des Juifs comme peuple-témoin, peuple-prêtre, n’est nullement un gage de puissance ou de bonheur, c’est une charge immense et une responsabilité. On voit tout au long de l’Ancien Testament combien Dieu par la voix des prophètes reproche aux Hébreux et plus tard aux Juifs, leur infidélité, leur incapacité à réaliser leur vocation si bien que le sentiment de culpabilité et l’auto-critique permanente (à l’origine aussi de l’humour juif!) deviendra un aspect fondamental de la conscience juive ( il n’est qu’à lire les textes de Kafka!). La Révélation, l’accomplissement de la promesse est un très long chemin à travers l’histoire. Si le monde et l’humanité ont un commencement ( « Bereshit », au commencement est le premier mot de la Bible), ils ont aussi une fin, une direction, un accomplissement. Les Juifs sont les inventeurs d’un temps linéaire historique, d’un déploiement eschatologique, non plus le temps cyclique de la nature, c’est celui que l’Occident a adopté et qui débouche sur la notion d’un progrès laïcisé. D’une part, le judaïsme a son côté rigide et permanent (la Loi, les multiples prescriptions pour la vie cultuelle et quotidienne) et son côté infiniment ouvert avec une activité intellectuelle et spirituelle intense pour comprendre le sens de la vie, le devenir mystérieux de l’histoire. La langue écrite, l’hébreu, a été et reste un instrument fondamental de la réflexion car chaque lettre possède une multiplicité de sens symboliques qu’il faut patiemment décrypter. Une traduction n’est qu’un pâle reflet de la richesse spéculative de la Bible. Il n’est donc pas étonnant que les Juifs dispersés dans l’empire romain, au contact de la philosophie grecque, puis plus tard de celles de l’islam et du christianisme, enfin mêlés à la modernité européenne à partir du 18e siècle se soient retrouvés au centre de la culture européenne. Karl Marx, issu d’une famille juive assimilée est tributaire de l’eschatologie de la tradition juive. Une partie importante de la population juive d’Europe de l’Est, très pauvre adhère au Bund, mouvement d’inspiration socialiste au début du 20e siècle et lutte pour une société égalitaire où on ne parlera plus de distinction de classes, de religions ou de races, ils ont porté l’espérance juive en l’universalisant.

L’anti-judaïsme chrétien et l’antisémitisme moderne

L’anti-judaïsme des chrétiens depuis le Moyen Age est une chose étrange dans la mesure où à l’origine le christianisme est un rameau du judaïsme. Jésus était juif : «  Je suis venu accomplir la Loi »dit-il, les premières communautés chrétiennes étaient juives. Saint-Paul était juif avant de devenir le premier apôtre du christianisme et il est en fait le fondateur de cette religion. C’est lui qui affirme le credo de la nouvelle religion, celle de l’Amour qui dépasse la religion juive de la Loi. Mais ses polémiques avec la religion juive sont à la racine de l’anti-judaïsme chrétien où la polémique se transforme en haine qui autorise à expulser et à tuer, tout en oubliant le fondement même du christianisme.

L’antisémitisme qui relaie l’anti-judaïsme à partir du 19e siècle est encore plus aberrant puisqu’il fait d’une communauté religieuse une race selon l’idéologie pseudo-scientifique de l’époque. Le nom même «  antisémitisme » est absurde puisque le mot «  sémite » désigne un groupe linguistique du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord et non une ethnie. L’antisémitisme est encore plus barbare et meurtrier que l’anti-judaïsme puisqu’il s’attaque à ce que l’on croit être l’essence du Juif, car quoi qu’il fasse, qu’il se convertisse, qu’il oublie ses origines, il sera toujours juif aux yeux de l’antisémite. Cette idéologie fantasmatique rassemble à l’extrême tous les préjugés irrationnels de la haine de l’autre. C’est pourquoi il est si difficile de combattre par des arguments l’antisémite et le raciste. Il pense au niveau de l’émotionnel, son cœur est plein de rancune et de haine absurdes. Il faut donc considérer l’antisémitisme et le racisme en général comme le symptôme d’une maladie de l’esprit qui nécessite une thérapie psychologique et social et surtout une éducation dès l’enfance qui au-delà de la problématique du racisme apprend à intégrer l’altérité dans la conception du monde.

Celui qui s’affirme juif, que ce soit par sa religion, par sa culture, par la mémoire de ses ancêtres, par solidarité, etc … doit affronter l’antisémitisme, cela fait partie de sa judaïté, de sa situation existentielle, c’est pourquoi la thèse de Sartre a sa vérité. Elle indique qu’il faut comprendre la judaïté non comme une essence mais comme une situation existentielle et historique. L’essentialisme est une pensée fantasmatique qui est à la racine de toutes les formes d’intolérance et de racisme. Elle confond les mots et les choses.

Je me souviens

Je me souviens des camarades de mon père, lui fils de paysans berrichons, instituteur, militant d’une organisation trotskiste des années trente à cinquante du siècle dernier. Beaucoup venaient des communautés juives d’Europe de l’Est. Tous étaient farouchement internationalistes, combattant au nom de la classe ouvrière pour une société sans classes. Il n’était jamais question de judaïté, toute leur force intellectuelle était tournée vers les chemins de la révolution et vers la solidarité avec tous les opprimés. Mon père analysait le nazisme comme une crise du capitalisme, sans plus. Chez lui une certaine cécité par rapport à la spécificité de l’idéologie nazie. Ses camarades d’origine juive aussi, je pense. Je les vois comme les ultimes descendants des prophètes de l’Ancien Testament.

Je me souviens de ma belle-mère dont les ancêtres venaient de Lorraine, de pauvres colporteurs juifs. Ses parents étaient de petits commerçants parisiens. Sans religion. Des patriotes français. Ma belle-mère, porteuse de l’étoile juive pendant l’occupation, résistante, puis communiste après la guerre. Dans les dernières années de sa vie, elle faisait sa généalogie. Retour sur la mémoire familiale et sa judaïté athée. Elle transmit à des lycéens le vécu concret d’une Juive – une identité à laquelle elle avait été assignée – sous l’occupation à Paris.

Je me souviens de mon beau-père, Jacques, né Jakob à Odessa au début de la révolution dans une famille de négociants en grain. Fuite vers la Palestine à cause des persécutions vers 1920. « On s’entendait bien avec les Arabes ». Puis émigration vers la France. Rue des Rosiers à Paris vers 1930. La famille confectionne des chemises. Enfant surdoué à l’école. Il obtient la nationalité française en 1939 et fait son service militaire puis part aussitôt pour la guerre. Cinq ans de captivité comme militaire en Allemagne, ce qui lui évitera la déportation qui frappera sa famille. Retour à Paris en 1945. Il trouve du travail chez un négociant en fourrure, rue de Hauteville. Milieu juif. Il devient PDG de l’entreprise, mais il reste jusqu’à sa mort profondément athée et communiste stalinien. C’était pour lui la solution pour sortir et de la judaïté et de l’antisémitisme. Mais son destin fut un destin juif, un destin qu’il détestait.

Je me souviens du livre de Jacob Taubes «  Eschatologie occidentale » ( Editions de l’éclat, 2009) pour l’avoir traduit en français pendant des mois. Jacob Taubes (1923-1987) est l’ultime représentant de la symbiose culturelle judéo-allemande. Il m’a fait comprendre toute la richesse de la pensée juive de l’histoire et de son influence sur toute la pensée de l’Occident. Un ouvrage fondamental.

Je me souviens de cette blague juive : « Quand deux Juifs discutent ensemble, il y a toujours trois opinions en présence ». Elle exprime le processus même de la pensée créative, la dialectique, formalisée par Hegel : Thèse, antithèse, synthèse. Le judaïsme est à l’opposé de la pensée dogmatique qui affirme d’une manière unilatérale et qui se veut définitive ( celle du raciste)

Michel Pennetier, Mai 2018