La politique du « commun » fait son chemin

le_communPartout dans le monde, des mouvements contestent l’appropriation par une petite oligarchie des ressources naturelles, des espaces et des services publics, des connaissances et des réseaux de communication. Ces luttes élèvent toutes une même exigence, reposent toutes sur un même principe : le commun.
Pierre Dardot et Christian Laval montrent pourquoi ce principe s’impose aujourd’hui comme le terme central de l’alternative politique pour le XXIe siècle : il noue la lutte anticapitaliste et l’écologie politique par la revendication des « communs » contre les nouvelles formes d’appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis.
Cette émergence du commun dans l’action appelle un travail de clarification dans la pensée. Le sens actuel du commun se distingue des nombreux usages passés de cette notion, qu’ils soient philosophiques, juridiques ou théologiques : bien suprême de la cité, universalité d’essence, propriété inhérente à certaines choses, quand ce n’est pas la fin poursuivie par la création divine. Mais il est un autre fil qui rattache le commun, non à l’essence des hommes ou à la nature des choses, mais à l’activité des hommes eux-mêmes : seule une pratique de mise en commun peut décider de ce qui est « commun », réserver certaines choses à l’usage commun, produire les règles capables d’obliger les hommes. En ce sens, le commun appelle à une nouvelle institution de la société par elle-même : une révolution.


commun— Entretien dans Le NouvelObs par Eric Aeschimann —

L’eau, la connaissance, l’œuvre d’art ou le médicament doivent-ils appartenir à l’Etat ou au marché ? Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval explorent une troisième voie.

La notion de «commun» est apparue ces dernières années dans le discours politique. D’où vient-elle et que désigne-t-elle ?

Christian Laval : Il faut y voir une réponse à l’extension du domaine de la propriété privée depuis quarante ans. Le processus de privatisation a touché des secteurs aussi différents que l’eau, les semences, les cellules, les droits de polluer, les ondes, les médicaments traditionnels. Les mouvements politiques qui luttent contre ce processus ont alors fait le rapprochement avec la privatisation des terres communales à partir du XVe siècle en Angleterre. Les commons (que l’on peut aussi traduire par les «communaux») étaient des terres de pâture, des forêts, des rivières, des étangs appartenant à un seigneur local ou à un ordre ecclésiastique, mais qui faisaient l’objet d’un usage collectif régi par des droits coutumiers. Durant des périodes définies précisément, tout le monde pouvait y faire paître ses animaux, y chasser, y pêcher. Sans empêcher les rapports de domination, le système permettait aux pauvres de subsister. Or, à la sortie du Moyen Âge, les propriétaires ont entrepris de démanteler ces usages. Ils ont borné les champs, planté des haies, construit des barrières, avec le soutien d’Henri VIII – ce n’est pas pour rien si «l’Utopie» de Thomas More, qui paraît à ce moment-là, condamne la propriété privée.

Pierre Dardot : Marx a fait des enclosures la scène primitive du capitalisme: c’est avec elles que se joue la première phase de constitution du capital foncier. Or il peut sembler que l’on assiste aujourd’hui à une nouvelle forme d’accumulation primitive, non plus seulement sur les terres, mais sur à peu près tout, sur le vivant comme sur les connaissances: les entreprises se jettent sur tout ce qui peut se transformer en brevets, en dividendes, en copyrights, en droits de péage. C’est donc par raisonnement analogique que les altermondialistes, les écologistes, les hackers ou encore certains juristes américains ont réveillé la vieille figure des enclosures et des commons.

Les économistes ont eux aussi contribué à réveiller le terme, notamment Elinor Ostrom, à qui ses travaux sur le commun ont valu le prix Nobel d’économie en 2009.

C. Laval : L’un des mérites des travaux d’Elinor Ostrom est d’avoir donné au mot une légitimité académique. Étudiant un vaste ensemble de ressources naturelles (eau, pâturage, etc.), elle a montré que la gestion «commune» par coopération se révélait nettement plus efficace que la gestion par le marché ou par l’État. Elle a également repéré des règles de cogestion valables universellement, puis a étendu ses recherches aux ressources immatérielles, comme l’information, la connaissance ou internet, et elle y a retrouvé les mêmes invariants coopératifs. Mais pour elle, ce type de gestion reste un fait à constater et non à généraliser. Elle n’a pas fait du commun la matrice d’un projet politique qui permettrait de sortir de la dualité du marché et de l’État.

Vous insistez beaucoup sur ce point: le commun, ce n’est ni le privé ni l’étatique. Est-ce à dire que, par exemple, pour vous, les services publics gérés par l’État ne relèveraient pas de la catégorie du commun?

C. Laval : En France, on associe le service public à l’État. Tout ce qui est étatique est réputé «social», «de gauche», «progressiste». Or ce n’est pas si simple. Dès la fin des années 1970, Foucault avait montré comment le néolibéralisme, c’est-à-dire la généralisation de la concurrence dans toutes les activités humaines (éducation, santé, comportements individuels), loin d’être le fonctionnement spontané des sociétés humaines, était un projet politique dont l’application nécessitait l’action puissante de l’État. Pour privatiser, pour déréguler, pour imposer la loi du profit, il faut un État fort, comme on le voit aux États-Unis ou en Chine. Il convient donc de sortir de la fausse alternative «marché ou État», car en réalité les deux vont ensemble.

P. Dardot : Même lorsque l’État continue d’assumer le fonctionnement de véritables services «publics», ceux-ci n’en deviennent pas pour autant des services «communs». Certes, chacun est supposé jouir d’un même accès à l’école, à l’hôpital ou au train, mais on doit accepter en échange de se transformer en usager passif, laissant le monopole de la gestion à l’État. Le commun, au contraire, se définit par l’égalité non seulement dans l’accès, mais aussi dans l’élaboration des buts de l’activité: le commun est ce dont nous nous occupons à plusieurs, ce qui fait l’objet d’une décision collective qui nous engage et nous oblige – une signification qui se trouve dans l’étymologie latine du mot: cum veut dire «avec» et munus évoque l’idée de tâche collective et d’obligation mutuelle.

Mais le commun, n’est-ce pas tout simplement la Terre, qui appartient à tous les hommes et dont ils ont ensemble la responsabilité ?

P. Dardot : On se représente fréquemment le commun sous la forme des ressources naturelles, par exemple l’eau, l’air ou la forêt. On suppose qu’un certain type de biens possèdent des qualités intrinsèques qui les feraient relever du commun. Le problème de ce raisonnement, c’est qu’il revient à confier de manière fictive à la nature la responsabilité de fixer à l’avance l’organisation des activités humaines. Tel bien serait «naturellement» un commun, tel autre relèverait «naturellement» du marché, ou de l’État. Les choses communes (res communes), dans une longue tradition juridique et économique, c’est ce qu’il est impossible de s’approprier physiquement. Pour nous, il importe de dénaturaliser le commun et, simultanément, de le politiser pour le penser comme la formule même de la démocratie. Ainsi, il n’appartient pas à la nature de la connaissance de devoir être partagée: pendant des millénaires, la connaissance est restée l’apanage de quelques-uns. C’est un choix collectif qui en a fait un objet de partage. Le fait d’être un commun n’est nullement un trait éternel. Cela dépend entièrement d’un acte politique, d’une décision de mise en commun. Aristote définissait le bien commun comme ce qui est l’objet d’une délibération commune. Retenons cette leçon: le commun est le vrai principe politique de la démocratie.

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