La Otra Orilla, ou comment parler de mouvement et d’immobilité

11, 12, & 13 mai 2017 à 19h30 au T.A.C.

— par Janine Bailly —

Mettre en scène, de façon ludique et vivante, La Otra Orilla, en français L’Autre Rive, du dramaturge cubain Ulises Cala, ne doit pas être chose facile, mais requiert plutôt une belle inventivité, tant le texte se plaît à défier les règles de la narration classique. Ce talent, Ricardo Miranda n’en est pas dépourvu, et une fois encore, c’est à un spectacle original et singulier qu’il nous convie, pour trois soirs seulement, au théâtre Aimé Césaire.

Le texte, découpé en tableaux, chacun étant inscrit dans un espace modulaire particulier que dessinent quelques blocs facilement déplaçables sous la poussée des deux acteurs, le texte présente une double particularité, celle de ne se plier à aucun ordre chronologique, celle aussi de mêler les temps, temps clos de l’attente sur la rive du fleuve, temps pluriels de la vie antérieure. Car ils sont là, l’homme et la femme, pour un dialogue inclinant par instants au monologue, quand par exemple l’une devient mère parlant à sa fille, toutes deux femmes abandonnées par un père absent. L’autre, père qui justement s’interroge sur sa paternité — pauvres enfants qui paient nos fautes et nos erreurs —, qui nous demande  jusqu’où va l’acte d’amour, et que vaut un sacrifice consenti pour un fils, face aux aléas du sort. Ils sont là du début à la fin, sans échappatoire possible, lui d’abord en tricot marin lentement émergé du plus grand bloc dressé vertical, elle le rejoignant en robe rouge pour ce premier échange, qui nous reste alors sibyllin mais s’éclaircira bientôt :  – C’est ici – Et maintenant ? – Il faut attendre – lI faut attendre ? – C’est la seule chose que nous ayons faite dans notre vie, la faire un peu plus n’aura aucune importance. Idée d’une vacuité, vacuité de l’existence passée comme du moment présent, et que l’on va donc meubler de souvenirs, réels ou fantasmés — les draps sont tachés des mirages des autres — en attente d’un passeur qui se refuse et dont on ne sait s’il existe, encore que demeure l’espoir puisque s’il y a un fleuve il y a une barque, s’il y a une barque il y a un passeur, s’il y a un passeur il y a une autre rive. Ils sont là encore, enfants ou adolescents, coquilles dont naîtront les adultes arrêtés au bord de la barrière que dresse le fleuve. Et ils nous rejouent, séparément ou conjoints, dans l’inversion de l’ordre réel, et jusqu’à la chambre d’hôtel, la rencontre constitutive d’un couple.

Ainsi mis en scène par le truchement de ses deux seuls acteurs, le spectacle me semble interactif, en ce sens qu’il incombe au spectateur de démêler l’écheveau des temps comme celui des personnages incarnés, aux différents âges de la vie, et ce n’est pas là le moindre intérêt de la représentation, qui permet d’adhérer au propos et d’en être partie prenante plutôt que de subir passivement une déclamation, en toute sécurité et quiétude au fond de son siège. Pour nous guider dans ce qui pourrait paraître labyrinthique, une bande-son contrastée accompagne souvent les mots dits, étrange musique abyssale inquiétante et discordante aux moments de l’attente, mélodies allant de l’allégresse — on croit y reconnaître une des Gymnopédies d’Eric Satie — à la trivialité si se fait entendre le bourdonnement d’une télévision, et le personnage masculin de marteler cette antienne, la télévision est répugnante !

L’ossature de l’histoire quant à elle reste très claire, nous sommes bien face à un couple en fuite, poursuivi par des persécuteurs dont on ne connaîtra ni le visage ni les motivations, ce mystère permettant alors diverses lectures du propos. On ne peut éviter que viennent à nous de douloureuses images, celles de ces Cubains qui furent en partance sur des radeaux de fortune vers une Amérique rêvée, celles de ces autres migrants chassés de leurs pays, courant dans une fuite éperdue jusqu’aux rivages méditerranéens pour y trouver soit la promesse d’une vie nouvelle dans un ailleurs désiré, soit la mort au fond du gouffre liquide. L’homme et la femme sur la scène ne devinent-ils pas tant de morts sous la surface noire du fleuve qui les charrie, fleuve-tombeau hanté d’âmes à néanmoins traverser ? Mais on songera aussi à l’évangile de Marc, où le Christ dit à ses disciples, à l’heure de monter dans la barque pour affronter la tempête du lac de Tibériade : Passons vers l’autre rive, signifiant ainsi aux apôtres la nécessité de s’ouvrir à l’étranger, à ce qui d’abord fait peur. Cette peur, c’est celle qu’aussi nous sentons vibrer dans les mots du personnage féminin, le terme lui-même à plusieurs reprises jeté comme un appel au-devant de nous. Surgira peut-être le souvenir des Hébreux, conduits par Moïse vers la Mer Rouge qu’il faut passer afin d’échapper aux persécuteurs. Ou d’autres réminiscences, tant la métaphore de la traversée est prégnante dans nos mythologies : la barque transporte en Égypte les âmes au travers du ciel vers la lumière solaire, alors qu’en Grèce le défunt peut entrer aux Enfers après avoir réglé, d’une obole à Charon le Passeur, le franchissement du Styx. Mais l’eau, c’est l’île aussi, ou du moins la possibilité d’une île, île de terre, île préférée comme lot à une chèvre, île de plastique s’il s’agit de celle que le garçon dit avoir gagnée dans un concours imaginaire d’aspirant au titre de Robinson.

Enfin, danseur de formation, Ricardo Miranda n’oublie pas que le langage des corps est aussi puissant que celui des mots, et ses interprètes usent bien de toutes les possibilités offertes. Nelson Rafaël Madel conjugue pour notre bonheur, la grâce et la souplesse à la force. Astrid Mercier, quoique sans doute un peu contrainte par une retenue qui l’a empêchée ce premier soir de totalement lâcher prise (mais cela n’est que mon ressenti et non une vérité absolue !), tient bien sa partie, sait nous trouver et nous émouvoir, auprès d’un partenaire qui porte si haut l’art du théâtre. Et le final inattendu emportera l’adhésion du public, quand bondissant dans la fosse censée figurer ce fleuve omniprésent, ce fleuve qui semble venir vers eux, plein de visages, et ce sont peut-être les visages des derniers morts, l’un et l’autre bousculant une dernière fois notre impassibilité, s’ouvriront un chemin vers l’ailleurs, vers la vie, vers la mort ? Courez vite au théâtre, si vous voulez savoir et voir de quelle façon ils procèdent alors, car point ne vais vous le dire ici !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 12 mai 2017

Photos Paul Chéneau