La Nuit des rois

Comédie de W. Shakespeare, mise en scène par Clément Poirée,

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— Par Michèle Bigot —

Théâtre d’Ivry, Antoine Vitez, du 05/01 au 01/02 2015

La nuit des rois, (twelfth night ) ou le douzième jour après Noël, c’est la nuit de l’enfermement dans le silence nocturne et l’obscurité hivernale. C’est cette ambiance qu’a voulu recréer sur scène Clément Poirée avec la complicité de son scénographe Erwan Creff. Comme il nous l’a confié lors d’une rencontre en bord de scène, c’est la vision d’une photo d’un dortoir de Sibérie qui lui a inspiré cette atmosphère pleine de mystère et de douleur rentrée. Et c’est de cette même photo que sont nés le décor et le dispositif scénique : quatre lits à baldaquins, garnis de tentures blanches, évoqueront à la fois la réclusion et la possibilité d’une évasion, au gré des mouvements du mobilier et des rideaux.
Le rideau est devenu depuis G. Strehler l’élément scénique le plus propice pour exemplifier la tempête shakespearienne et tous les flux et mouvements inhérents à l’esthétique baroque. Sa fluidité, les jeux de lumière qu’il autorise, les dessins qu’il supporte, tout cela est exploité d’emblée dès la première scène qui raconte la tempête, le naufrage, et l’arrivée inopinée dans un pays de légende.
Victimes de la tempête, deux jumeaux Viola et Sébastien accostent sur les rives d’une contrée lointaine, l’Illyrie, sur laquelle règne le Comte Orsino. Celui-ci est passionnément épris de la Comtesse Olivia, qui repousse ses avancées, endeuillée qu’elle est par la mort de son frère.
A partir de cette donnée de base va se nouer une intrigue fondée sur des chassés-croisés, . Le triangle amoureux s’installe et fructifie à la faveur de la gémellité de Viola/Sébastien. Le thème du double s’entrecroise avec une logique de travestissement et de duperie pour nourrir un drame de pure tradition baroque. Les thématiques du double, de l’identité sexuelle, du malentendu amoureux et des décalages en tout genre font un écho saisissant avec les préoccupations de nos contemporains. Il y a dans cette pièce des moments où on se dit que Shakespeare a largement anticipé les gender studies. Mais le plus saisissant reste la place accordée par l’auteur au rôle du bouffon dans la cité. En ce début d’année 2015, il semblait que le texte de Shakespeare avait anticipé les attaques barbares dont furent victimes nos modernes bouffons, porteurs de paroles de vérité blessantes pour les esprits fanatisés.
La folie, comme le soleil, se promène autour du globe, elle brille partout.
Dit Shakespeare. Rarement aphorisme aura porté si profondément dans nos esprits, et c’est tout le talent de la troupe d’avoir servi au plus juste un texte qu’on entend pleinement, dans tous les sens du terme.
Étonnante modernité de cette comédie shakespearienne, qui se joue des codes et subvertit à l’envi toutes les frontières de genre. La troupe de Clément Poirée s’empare de ce texte avec ivresse. On voit que les acteurs jubilent dans leur jeu. Non seulement ils y sont parfaitement à l’aise, jouant avec toute la précision et la rigueur requises, mais ils témoignent d’un enjouement communicatif et la drôlerie du texte est admirablement servie par leur jeu aussi juste que brillant. Formés à la pantomime, à la mimique farcesque, à la gestuelle comique et à la bouffonnerie débridée, ils restituent le drame dans un rythme plein d’allégresse qui emporte la conviction, sans renoncer à mettre en avant toutes les subtilités du texte.
Il y a pourtant dans le texte shakespearien un paradoxe que la version scénique se doit de traiter frontalement, c’est l’incroyable mélange de registres qui le fait passer insensiblement de la bouffonnerie la plus drolatique à la poésie le plus éthérée, voire au drame politique et au questionnement existentiel et philosophique. Que faire de cet imbroglio ? Comment s’en dépatouiller aujourd’hui et restituer pour nos contemporains la verdeur et la puissance de la veine shakespearienne ? C’est une gageure ! Il faut transposer, on n’a pas le choix, sauf à tomber dans un académisme qui, tout en se voulant fidèle à la lettre, déboucherait en fait sur une trahison de l’esprit. Clément Poirée ne cache pas que ce fut là une grande difficulté et un sujet de réflexion abordé avec l’ensemble de l’équipe. Il semble que la troupe se soit décidée pour généraliser le second degré. Du coup, la version scénique rétablit une sorte de cohérence globale en appliquant partout une lecture ironique, quitte à ce que les passages poétiques et le lyrisme amoureux en sortent émoussés par la dérision. C’est un choix, il en fallait un ! Celui-ci est acceptable et somme toute préférable à une interprétation terne et conventionnelle. La justesse de l’interprétation et l’intensité du travail de la troupe forcent les respect. Musique, lumière, scénographie et chorégraphie sont totalement réjouissantes. Aussi le public ne boude-t-il pas son plaisir. On a rarement rencontré pareil enthousiasme dans l’acclamation.
Michèle Bigot