La mémoire de l’esclavage troublée par l’appel à des réparations financières

—Par Elise Vincent
Depuis 2001, le 10 mai a été institué Journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Vendredi 10 mai, le chef de l’Etat devait donc s’exprimer sur le sujet. Une manière de réparer symboliquement, comme chaque année, les horreurs de la traite négrière à laquelle la France a activement participé du milieu du XVIIe à la fin du XIXe siècle, en déportant plus d’un million d’Africains.

L’occasion, aussi, de répondre par la négative aux demandes de réparation financière pour des descendants d’esclaves, formulées depuis plusieurs mois par le Conseil représentatif des associations noires (CRAN). « L’histoire ne s’efface pas. On ne la gomme pas. Elle ne peut faire l’objet de transactions au terme d’une comptabilité qui serait en tout point impossible à établir », devait déclarer François Hollande.

Peu importe au CRAN que son combat soit loin de faire l’unanimité. Il a ainsi fait savoir qu’il allait profiter de ce 10 mai pour déposer une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations. Il estime que l’établissement bancaire public a indûment encaissé 90 millions de francs-or, que la France a fait payer à Haïti à partir de 1804 pour monnayer son indépendance.

Lire aussi : Le CRAN va poursuivre la Caisse des dépôts pour récupérer la rançon payée par Haïti

Les premières revendications du CRAN sur les réparations financières remontent à l’automne 2012. L’association avait alors été reçue par le premier ministre, mais ce dernier avait fermé la porte à cette option. « La question des réparations financières n’est pas à l’ordre du jour et ne l’a jamais été », explique-t-on aujourd’hui à Matignon.

En janvier, le CRAN a donc médiatisé sa volonté d’accompagner une Guadeloupéenne de 51 ans souhaitant porter plainte contre l’Etat pour « crime contre l’humanité ». Après des recherches généalogiques, elle a trouvé la preuve que ses ancêtres avaient bien été esclaves. Selon le CRAN, cette preuve – le certificat d’affranchissement – lui ouvrirait la voie à des réparations, la loi du 10 mai 2001 ayant fait de l’esclavage un crime contre l’humanité.

PRÉCÉDENTS HISTORIQUES

Sous la plume de son président, Louis-Georges Tin, le CRAN a depuis publié deux ouvrages pour argumenter sa position (De l’esclavage aux réparations, Les Petits Matins, 189 pages, 5 euros, et Esclavage et réparations, Stock, 176 pages, 12,50 euros). Principal argument de M. Tin : puisque l’Etat français a indemnisé les propriétaires d’esclaves pour les pertes occasionnées en 1848 lors de l’abolition, il doit désormais indemniser leurs descendants.

M. Tin s’appuie sur plusieurs précédents historiques, notamment les réparations payées par l’Allemagne à la France après la première guerre mondiale. Il se fonde aussi sur la décision des Etats-Unis d’indemniser, en 1971, les populations natives d’Alaska pour un total d’un million de dollars et 44 millions d’acres de terres.

La revendication du CRAN suscite cependant peu d’enthousiasme de la plupart des spécialistes. Le plus remonté est sans doute Eric Deroo, spécialiste de l’histoire coloniale et auteur de documentaires sur les zoos humains ou les soldats noirs. « Je trouve ça délirant. L’histoire doit être connue, mais elle ne doit pas être une source de repentance permanente », estime-t-il.

« VENDUS ET VENDEURS »

L’historien africain Elikia M’Bokolo est plus prudent : « En soi ce n’est pas absurde, car cela a déjà eu lieu, dit-il. Tous les crimes de l’Histoire doivent venir à la table de la justice. » Mais il s’inquiète : « Le dédommagement doit-il être collectif ou individuel ? Sur quelles bases ? En soi, cette demande est légitime, mais légalement elle est dure à poser », résume le chercheur.

Lire aussi : Réparations financières pour les descendants d’esclaves : le casse-tête des arbres généalogiques

La question des réparations financières avait failli être actée en 2001, lors du vote de la loi Taubira qui a abouti à l’instauration de la journée du 10 mai. Mais l’article y faisant référence a été supprimé en commission des lois. « On oublie qu’en Afrique il y a autant de descendants de vendus que de descendants de vendeurs », justifie l’historien Marcel Dorigny, auteur notamment de L’Atlas des esclavages, (Autrement, 2006). « Si vous mettez cette question sur la table, vous faites exploser la moitié des Etats africains », certaines régions ayant fourni des esclaves aux Européens.

Lire la suite

LE MONDE | 10.05.2013 à 09h29 • Mis à jour le 10.05.2013 à 11h21
http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/10/la-memoire-de-l-esclavage-troublee-par-l-appel-a-des-reparations-financieres_3174890_3224.html