La danse côté pile et côté face

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par Roland Sabra

    Lorsque le rideau se lève ils sont là, groupés sur le plateau, côté cour, au fond, indifférenciés, en paquet, six corps mêlés dessinant une vague rosace. Puis infiniment lentement les corps se soulèvent, se mettent en mouvement ralenti, à la limite du déséquilibre, se différencient et tendent vers un portique situé coté jardin  et qui se révèlera être la façade d’une scène de théâtre avec son double rideau. Ce cadre mobile, sensé séparer le proscenium de la scène, sera montré tantôt côté coulisses, tantôt côté salle et tantôt de profil. Le parcours  depuis la naissance n’aura d’autre but que ce portail vers la scène. ces six là, quatre femmes et deux hommes ne sont nés que pour la danse. Ils n’émergent de l’informe que pour prendre la figure de danseur.  En cette année du 140ème anniversaire de la mort de Darwin  on pourrait voir là une résurgence drolatique de l’idéologie du dessein intelligent.des créationnistes! Voilà l’originalité du travail de la chorégraphe d’origine espagnole Suzanna Pous avec la troupe cubaine Danzabierta : nous montrer la vie d’une troupe de danse dans la coulisse et sur la scène. Au strass, aux paillettes, aux fanfreluches, aux sourires toutes dents dehors, côté public s’opposent la nudité figurée, l’ascèse du travail sans cesse recommencé, les  sempiternels échauffements, les entrainements mille fois réitérés, les répétitions toujours redoublées. Et c’est la partie la plus intéressante, la plus technique aussi et la plus exigeante comme si ce qui allait être restitué au public n’était que l’infime partie de l’ouvrage, le morceau visible de l’iceberg.  Suzanna Pous nous rappelle surtout qu’une troupe de danse est un lieu de vie, traversé par des passions, des ruptures, des envies, des jalousies, des amoures naissantes qu’il faut par exemple protéger du regard d’autrui et donc marquées d’élans quand le reste de la troupe est en scène et de prises de distance quand celles et ceux qui étaient en représentation quittent les lumières de la salle et reviennent dans les coulisses. Émergent de ce tableau réussi une grande émotion, comme un déchirement.

La vie d’une troupe c’est aussi des amoures singulières dans lesquelles le genre de l’objet d’élection est secondaire. même si cela conduit à des déconvenues. Il en résulte des quiproquos; des jalousies, des rages, mais toujours les exigences du métier, de ce pourquoi ils se sont extraits de la gangue les subsument. Ils, elles sont avant toute chose des êtres de danse. Le portique est utilisée avec intelligence. Sas, lieu de passage, marmite magique de toutes les transformations il dévient, à l’occasion, podium pour porter le triomphe de la meneuse de revue, dont on découvre dans la coulisse qu’elle n’est pas ce que son rôle suggère.

Le travail présenté est en réalité une mise en abîme, une mise en perspective, une adaptation chorégraphique de la thématique théâtrale du théâtre dans le théâtre.  Et là encore il s’agit de faire fonctionner l’illusion de la transparence en nous faisant croire qu’il est possible de montrer la danse avant, pendant et après la danse.. Parfaite illusion car nous ne saurons jamais ce qu’aura été le travail en amont de cette représentation. Nous n’aurons jamais accès aux coulisses des coulisses de ce qui est restitué au public. Mais la magie opère, Du moins pour la  plus large partie du public. Il en est en effet quelques un(e)s, fort élitistes, apparemment, en matière de danse chorégraphique, qui ont trouvé le propos trop appuyé et qui se sont ennuyé(e)s, allant jusqu’à mettre en doute la qualité technique de la prestation des danseurs et des danseuses. Ce que l’on ne peut partager, en aucune façon. Ces artistes là issus de l’école cubaine de danse étaient largement au-dessus de ce qui nous a été quelques fois infligé  de voir sur les plateaux de danse martiniquais. Et puis n’oublions pas qu’il s’agissait là de la première mondiale d’une création et que cette prestation qui nous a ravi, le lecteur s’en sera aperçu, est appelée, comme le thème du spectacle le suggère à se perfectionner en corps et encore.

Fort-de-France le 30 mars 2012