La création théâtrale à la Havane: Espace de renouveau de la réflexion identitaire cubaine

 

Alvina Ruprecht[1]

 

Le hasard a fait que j’ai pu voir les œuvres de trois metteurs en scène lors d’un séjour récent à la Havane. Leur manière d’aborder des questions concernant l’identité cubaine – de nouveaux rapports avec les traditions afro-cubaines, la discussion sur l’identité sexuelle et les possibilités artistiques d’un renouveau des sources de la pensée révolutionnaire – a révélé l’importance grandissante de la pratique théâtrale en tant qu’espace de réflexion sur les rapports entre l’individu et la société cubaine en général.

Eugenio Hernandez Espinosa, l’auteur de Maria Antonia, un classique contemporain de la littérature dramatique cubaine, a eu la gentillesse de m’inviter à une répétition de sa nouvelle mise en scène de son œuvre. L’événement a eu lieu au théâtre City Hall, siège de sa troupe le Teatro Caribeño de Cuba. Créée en 1967 par le regretté Roberto Blanco (le Grupo nacional el Taller dramático, devenu le Teatro Irrumpe), la production originale de Maria Antonia a représenté Cuba à la première édition du Festival des Amériques à Montréal (1985). Restée gravée dans la mémoire des artistes de l’époque, elle est devenue un événement mythique dans les annales théâtrales cubaines. Plus récemment, l’auteur a tenu à passer au-delà du mythe afin de donner à son œuvre une interprétation plus actuelle, tout en conservant le fondement spirituel et sensuel de la mise en scène originale. Son œuvre est un patakin, un conte inspiré de la mythologie yoruba, qui met en lumière les sources africaines de la culture cubaine. Le protagoniste est la fille de Oshun, le dieu qui personnifie l’amour, comme Erzilie dans le panthéon voudou, et tous les personnages représentent les dieux du panthéon yoruba, mais transposés dans un contexte moderne. Par conséquent, le récit, qui pourrait se rapprocher du conflit de Carmen, l’amante qui rejette la possession par l’homme, est représenté dans une perspective afro-caribéenne. En tant que patakin, le réalisme cubain, évoqué par la situation de conflit amoureux, est transformé par le réel merveilleux de la mise en scène, puisque le conte est mené comme un rituel de la Santeria avec ses chansons et avec l’intervention du Santero (Batabia) qui dirige la cérémonie dont l’aboutissement est la mise à mort de l’héroïne. La participation du Conjunto Folklorico Nacional est importante dans cette conception scénique où chorégraphie, chansons traditionnelles et danses sacrées jouent un rôle fondamental dans la conception du metteur en scène.

 

Toutefois, mettre en scène un récit marqué par la sensualité et la sexualité, qui caractérise une fusion entre la spiritualité traditionnelle et le côté très physique de la vie quotidienne, est aussi une manière de redonner une énergie contemporaine à des pratiques anciennes et d’attirer les jeunes. Pour la jeune génération, la spiritualité et les rituels africains ne sont pas du tout vécus comme Hernandez les évoque dans Maria Antonia et donc, cette nouvelle mise en scène devient un retour aux sources d’une « cubanité » qui renoue avec les forces culturelles dominantes de l’ensemble de la Caraïbe actuelle.

Dans une tentative d’engager un dialogue sur une question identitaire épineuse, le texte de Edgar Estanco, Solo de Gato (Histoires de chats – ma traduction), présenté au théâtre Bertolt Brecht, aborde un sujet délicat d’une manière très contemporaine : la normalisation des comportements homosexuels, (masculins et féminins) chez les jeunes. Cette œuvre, à la fois comique et métaphorique, puisque les personnages sont des chats, se situe du « bon » côté du débat en assumant le regard du vieux patriarche de la famille féline. Celui-ci erre sur les toitures de la ville, en se plaignant de son exclusion de ce monde moderne où toutes les définitions identitaires remettent en question les catégories sexuelles auxquelles il est habitué. Le pauvre ne s’y retrouve plus. Dans ce spectacle à la fois didactique et divertissant, l’auteur Estanco et le metteur en scène Pedro Ángel Vera, directeur artistique du Teatro del Circulo, fondé il y a vingt-et-un ans, cherchent une réconciliation entre les générations sur le plan de cette nouvelle conscience sexuelle qui n’a pas toujours eu un accueil favorable à Cuba. Pour faciliter le passage d’une matière qui aurait pu déranger certains, la pièce est devenue une fantaisie quasi burlesque qui permet à l’équipe de naviguer dans ces eaux troubles sans trop se mouiller. Le tandem Estanco/Ángel Vera a trouvé le langage scénique parfait pour engager les débats les plus problématiques où la musique, l’humour, le jeu clownesque apparemment banal, masquent une structure dialectique par une forme de distanciation qui permet la confrontation de toutes les idées possibles. Et le public a très bien réagi !

Une troisième œuvre, présentée au théâtre la Capilla par la troupe El Ciervo Encantado de Nelda Castillo, était la plus provocante, la plus complexe et la plus puissante de toutes les trois. Des transformations corporelles et une scénographie des plus expressionnistes s’appuyaient sur un texte difficile à cerner car il était un collage de plusieurs textes par des auteurs, parfois dissidents, qui réclamaient des changements dans la manière de concevoir des rapports entre êtres humains. À la différence de Solo de Gato,Visions of the Cubanosophy (Visiones de la Cubanosofia) rentre plus profondément dans la pensée des origines et la matière de la mémoire cubaine. Par un humour grinçant et des propos verbalement et visuellement agressifs, le jeu reconstitue l’histoire culturelle du pays pour que le débat identitaire se réalise comme un rituel quasi grotesque.

L’auteure et metteure en scène Nelda Castillo travaille depuis 1996 avec ses anciens élèves de l’Instituto Superior de Arte dans le contexte de sa propre compagnie. Ses visions scéniques s’appuient habituellement sur des extraits de textes cubains non destinés au théâtre : essais, contes, poèmes et  romans. Ces choix libèrent l’artiste des idées toutes faites sur le théâtre et lui permettent de donner libre cours à un tempérament tout à fait indépendant sur le plan intellectuel, social, artistique et même affectif. Une conversation avec Mme Nelda Castilla à la sortie du spectacle (La Havane, le 21 janvier 2011), m’a fait comprendre que son processus de jeu ressemble à celui de la via negativa de Grotowski. Les élèves de Castillo doivent faire le vide quant aux expériences antérieures, alors qu’ils apprennent à dominer la musculature du corps pour se consacrer totalement à ces rituels scéniques, exigeants et minutieusement chorégraphiés. En observant le spectacle, on pourrait même parler d’une forme d’illumination qui transforme profondément la conscience des artistes et du public, devant ces  corps qui s’offrent d’une manière si inusitée. J’ai pu observer les résultats captivants de ce processus, qui s’est déroulé avec trois comédiens sur la petite scène du théâtre La Capilla.

 

L’orientation idéologique de ce spectacle trouve son explication dans le nom de la troupe, « Le cerf enchanté », inspiré d’un conte philosophique d’Esteban Borrero Echevarría. Écrit en 1905, il renvoie aux contes philosophiques de Voltaire.[2] Il s’agit d’une représentation métaphorique de la première crise politique provoquée par l’intervention américaine et l’occupation du pays par les États-Unis en 1898, après la fin de la guerre d’indépendance de l’Espagne (1895), l’année de la mort de José Marti. Le conte de Borrero présente un petit pays, où un cerf magique réussit à éviter les chasseurs à sa poursuite. La population de chasseurs finit par demander l’intervention d’un peuple voisin (les Américains, pourrait-on dire) pour les aider à attraper cet animal « magique » qui se moque d’eux. Les voisins interviennent, le cerf est tué, mais le pays tombe dans le chaos. Le cerf devient ainsi l’incarnation du désir de liberté, mais d’une liberté qui empêche les habitants de cerner clairement leur identité, situation exacerbée par le fait que ceux qui viennent de l’extérieur finissent par réduire toute la population à l’esclavage.

Le conte est prophétique, et il est évident que la troupe de Nelda Castillo affirme sa liberté de création puisqu’il ouvre de nouvelles pistes quant à l’affirmation de la « cubanité » en obligeant les spectateurs à naviguer à travers des images grotesques et troublantes, souvent difficiles à cerner, comme le fut le ciervo de Borrero. Ses spectacles sont le témoignage le plus éloquent d’un mouvement artistique et théâtral tout à fait nouveau dans le paysage cubain récemment.

Visions de la Cubanosophie (pièce créée en 2008) met en relief une notion proposée par Alfonso Bernal del Riesgo qui a voulu définir la nature même d’une nouvelle forme d’éducation civique du peuple cubain, et par extension l’expression d’une identité authentiquement cubaine. Le titre renvoie aux visions de cette nouvelle cubanité (une nouvelle philosophie de l’être cubain, soit une « cubanosophie ») qui remet en question certaines attitudes dans la conscience collective. Selon Mme Castillo, la pièce examine surtout la manière dont l’œuvre de José Marti, l’esprit fondateur de la conscience révolutionnaire, semble avoir perdu sa force puisqu’elle est citée partout, sans que ceux qui le citent tiennent compte du sens profond de ces écrits. Actuellement, on a recours à Marti pour affirmer n’importe quoi. On pourrait dire donc qu’elle démythifie certaines attitudes stéréotypées à l’égard de  Marti, sans pour autant diminuer la grandeur du père de la révolution cubaine, mais sans en faire un chant hagiographique. Il s’agit plutôt de restaurer l’essence de son esprit, représentée autant par ses écrits que par ses actes, et surtout par la mémoire de cet homme qui a tellement souffert entre les mains des Américains.

On observe une série de tableaux chocs conçus par Castillo ; nous y rencontrons les figures iconiques de la société cubaine, plus surprenantes les unes que les autres. Chacun émerge à son tour sur un échafaudage divisé en deux niveaux, incarnation scénique d’une hiérarchie sociale à l’image du théâtre d’agitation et propagande de Piscator. Cette structure hiérarchisée permet la représentation de la barbarie à tous les niveaux et à différentes époques, pour créer une profonde ambiguïté en ce qui concerne les différents éléments de la mémoire qui nourrit l’identité cubaine.

Dès que la scène s’allume, une première image nous renvoie aux origines de la société espagnole en Amérique, l’Église catholique. Une immense statue de la Vierge (une Reine androgyne qui est aussi le Pape, selon les regards) en poupée resplendissante (Mariela Brito, méconnaissable), enveloppée de velours, de dentelles et de couleurs brillantes, est située au sommet de cet échafaudage. Encastré dans cette figure de poupée-vierge, le masque d’un visage pâle à peine humain ouvre les yeux au moment où l’on entend le tintement des clochettes et la musique sacrée cubaine qui annoncent le début d’un nouveau rituel pervers. Voici la première étape de ce rituel désacralisé, dont la dynamique essentielle deviendra le calvaire et le martyre d’une nouvelle figure christique, José Marti (Eduardo Martinez).

La vierge, dont la laideur et l’ambigüité sexuelle sont une des premières qualités qui nous frappe, porte une longue barbe noire. Elle a également, de  gros yeux noirs, la bouche édentée circonscrite de lèvres rouges et un regard de plus en plus diabolique. Elle pousse des cris haineux et délirants, qui évoquent les derniers râles d’une vieille moribonde, l’incarnation d’une église méchante, raciste, et colonisatrice, avant de s’évaporer dans les coulisses.

Ce paysage théâtral, où des éclairages violents font surgir des ombres dramatiques et menaçantes, évoque une ambiance expressionniste qui annonce l’apparition d’une multitude de merveilleux personnages dans des contextes emblématiques de la vie cubaine. Ces figures défilent sur la petite scène, accompagnés des musiques afro-cubaines (des rythmes syncopés du Cuban Revolución Jazz, ou de Roberto Fonseca), des passages de musique sacrée cubaine jouée par le Conjunto de Musica Antigua Ars Longa.

Le « scénario » est un montage de passages non destinés au théâtre. Ils sont puisés dans le répertoire des auteurs cubains qui ont marqué les mouvements intellectuels du pays, et souvent les tendances les plus perturbatrices, comme ceux de Severo Sarduy et de Reinaldo Arenas qui ont souffert à cause de leur homosexualité. Nous reconnaissons les paroles de l’ethnologue Fernando Ortiz qui a lancé la réflexion sur la modernité, ainsi que les écrits du fondateur de la nouvelle vision de l’homme américain, José Marti. Impossible de ne pas y voir un hommage très explicite à ces fondateurs d’une culture moderne cubaine, une culture libérée des formes héritées du passé, très ancrée dans un questionnement de la société cubaine actuelle.

Soudain, un personnage souriant et habillé en rose fait une apparition énergique en rigolant (Lorelis Amores). Les dentelles, les chaussures pointues, les vestes, le visage blanchi à la poudre et le chapeau panache évoquent la cour d’Espagne du XVIIe siècle. Cependant, la figure renvoie également aux nouveaux conquistadores, les touristes modernes avec leurs appareils photos, le regard un peu naïf et condescendant devant les pauvres indigènes qui « mangent bien » et « s’amusent dans les champs de canne ».

Cette nouvelle histoire de Cuba, associée aux rituels scéniques transgressifs situés dans un espace-temps où le passé et le présent sont télescopés, évoque à la fois une vision grotesque de la colonisation et une remise en question des pratiques contemporaines, sans pour autant remettre en cause le système actuel. À vrai dire, puisque la directrice artistique Nelda Castillo joue à la limite des choses, tout devient désormais possible dans ce théâtre polymorphe qui masque ses propos et produit une ambiguïté riche en significations.

De toute manière les images sont féroces, la critique semble évidente et le travail corporel des acteurs est fascinant. Devenus des objets obéissants, ces acteurs  reproduisent des images très détaillées d’un corps profondément transformé par le maquillage, les perruques, les costumes et les attitudes presque sculptées dans la chair, alors qu’un paysage sonore met en relief les rythmes et les sonorités d’une esthétique baroque en pleine décadence. Sous cet attirail sonore, les acteurs développent une gestuelle, leur propre bruitage vocal et une manière de tordre le regard et les membres pour se transformer en présences à peine humaines et surtout très inquiétantes.

Ce travail de transformation visuelle déforme les images iconiques du pays pour qu’une figure typique, symbole de joie et de plaisir, telle que celle de la  Reine de la Fritanga (Mariela Brito), devienne un monstre d’abjection. Ce personnage maigre, dont les bras et le visage sont recouverts d’égratignures, de taches noires et de marques de violence, surgit sur la scène et essaie de nous « plaire ». Elle secoue le derrière en râlant piteusement pour que ce bas du corps populaire bakhtinien se transforme en figure maltraitée de la Caraïbe. Une peau grisâtre et vieillissante recouvre un visage grimaçant de douleur. Voilà la reine iconique de la rumba, de la salsa des défilés du carnaval, de la jouissance physique et de la pagaille née dans la douleur, le viol et l’horreur de l’oppression.

Parmi ces figures grotesques et caricaturales, certaines présences plus reconnaissables survolent la masse des métaphores. Un acteur fortement maquillé en Lezima Lima (Mariela Brito), une des figures les plus importantes de la littérature cubaine, se détache de l’ombre, assis à sa table d’écriture. Encore plus émouvant est le corps torse nu, accroché aux bâtons de canne croisés, situé vers l’avant-scène, donnant ainsi l’impression d’un homme crucifié. Il porte le masque qui révèle les traits familiers de José Marti. Malgré les images de torture, la figure reste impassible et silencieuse. Il n’y a que sa gloire, le souvenir de ses gestes et de ses souffrances qui évoquent tout le passage de Marti sur cette terre. Cet hommage à Marti traverse le spectacle alors que l’acteur / Marti grimpe péniblement jusqu’au niveau supérieur de l’échafaudage  où il se redresse, comme un grand homme d’État, à côté de la figure de la vierge, toujours hurlant son message délirant.

La critique des institutions sociales, politiques et culturelles semble évidente, mais aussi évidente est la mise en valeur du travail de l’artiste. La présence de ces acteurs, ayant passé par une discipline à toute épreuve et une formation qui a abouti à la libération du corps et de l’imaginaire, a donné tout le sens au spectacle, surtout si l’on retourne aux textes et pense aux souffrances de certains de ces écrivains (Arenas, Sarduey et Lezima Lima) sélectionnés pour cette œuvre. En effet, en partant d’une mémoire corporelle gardienne de la culture cubaine, en sortant de toutes les attentes d’un réalisme scénique et des stéréotypes de la pensée, ils ont réussi à dépasser la scène, à dépasser l’histoire récente, et peut-être même à provoquer une remise en question de tout, sauf de la grandeur de Marti qui plane sur un monde où l’essentiel de son message aurait peut-être été oublié.


[1] Alvina Ruprecht, critique théâtrale à Radio Canada, contribue à de multiples sites en anglais et en français, dont www.madinin-art.net. Elle est membre fondateur de l’Association régionale des critiques de théâtre de la Caraïbe.

[2] Esteban Borrero, El Ciervo Encantado, Habana Cuba, Editorial Letras Cubanas, 2009.

Editor

2011/06/11 12:18 2011/06/11 12:18