La Biennale de danse : inventivité, créativité, transgressivité

— par Janine Bailly —

Salut mon frère & I’m a Bruja

À l’heure où le monde de la création semble se chercher lui-même, chercher et parfois trouver de nouvelles voies — frontière abolie par exemple entre théâtre, vidéo, cinéma, ou théâtre comme adaptation d’œuvres littéraires, ou danse conjuguant textes musique et vidéos — ce vendredi soir la Biennale nous a ouvert les portes d’un autre monde, ni tout à fait de la danse ni tout à fait autre chose que de la danse. L’originalité, l’audace et l’engagement pourraient bien être, avec la beauté, les maîtres-mots de cette soirée, déroulée en deux temps, l’un au masculin l’autre au féminin.

Si je n’ai pas compris toutes les intentions de la pièce Salut mon frère, interprétée par le duo de garçons Laurent Troudart et Jean-Hugues Mirédin — pourquoi par exemple ces petits post-it jaunes collés au sol puis sur le torse, et qui enlaidissent la silhouette ? — j’ai aimé voir ces deux corps, l’un plus svelte l’autre plus en muscles, l’un cheveux courts l’autre en dreadloks, se chercher, se trouver, se rejeter pour se revenir toujours. Amour-haine, attirance-répulsion, caresses ou querelles, tendresse ou brutalité, toute une relation intime est ainsi donnée à voir, symbolique de ce que sont par habitude les rapports entre les êtres humains.

Hormis des séquences plus particulièrement dansées, et où se déploie tout l’art consommé mais trop peu vu des deux interprètes, des tableaux étranges nous interpellent. Je retiendrai plus particulièrement en ouverture, ces façons diverses qu’ils ont de se saluer, des saluts jusqu’au baiser, jusqu’à ces bras jumeaux dessinant face à nous un cœur. Je retiendrai aussi, parce qu’elle m’a touchée, cette scène entre humour et poésie, où se joue derrière et avec un drap blanc une partie de cache-cache, peut-être amoureuse. Drap blanc, écran à se dissimuler, suaire pour tête inclinée, voile qui cache ou dévoile. Drap qui transcende la condition masculine, faisant de l’un, enroulé de ce coton ou de ce lin immaculé, la Sainte ? la Vierge ?, faisant de l’autre le peintre qui, enjolivant de fleurs en plastique la madone, ressusciterait un instant, sans pourtant qu’elle lui ressemble, quelque œuvre de l’iconographie religieuse. Je n’oublierai pas enfin cet autre moment où la voix, venue des profondeurs, au micro livre en sons torturés une infinie souffrance, et révèle ce que peut-être le langage seul du corps aurait été impuissant à dire.

Et quand ils se saisissent, comme d’un bâton de majorettes au défilé, de deux hampes terminées par des pompons aux couleurs de la fédération LGBT, et dont ils jouent pour nous frontalement à l’avant-scène, je me dis : alors, frères, amis, ou amants sont-ils figurés dans ce spectacle ? Qu’importe, puisque cette façon singulière d’être à deux sur scène, entre sérieux et dérision, entre invention et classicisme, a su ce soir nous parler de choses essentielles ! (Photo extraite du programme)

 

De cette demi-nudité, nous ne garderons pour Annabel Guérédrat, dans  I’m a Bruja, que le second terme. Nudité parfaite, entière, totalement assumée, et revendiquée. Nudité belle, sensuelle et pulpeuse de ce corps à juste titre fier et orgueilleux, dans sa perfection brune et lisse de femme antillaise. La performance s’ouvre sur un chant éructé de Nina Hagen, qu’Annabel vêtue de sa seule chevelure foisonnante mime au-devant du rideau, nous disant déjà qu’il y aura là plus qu’un spectacle, à l’esthétique d’ailleurs aboutie et sidérante, qu’il y a là une forme d’engagement, une transgression de ces indéfectibles tabous qui continuent de nous hanter.

Se succéderont alors des scènes très diverses, et qui composeront l’histoire de la “Sorcière”. Mais de quelle sorcière s’agit-il donc ? On pourrait, à la vue de ce corps-liane évoluant au sol au centre du cercle de bougies allumées, songer à quelque cérémonie du Vaudou, comme à quelque prêtresse du Candomblé, à quelque déesse de la mythologie africaine. « Je suis l’eau », psalmodie-t-elle, « l’eau qui coule comme les larmes de chameau… l’eau qui coule comme les larmes de crocodile ». Manman d’Lo de la Martinique aussi ? On pourrait alors songer, tant les mouvements sont libres, au tableau L’origine du monde, de Gustave Courbet, qui longtemps resta caché à nos regards

Ainsi qu’Annabel nous le dit, sortie en rampant, féline en diable, du cercle magique pour discipliner ses cheveux et revêtir masque noir et costume qui hésite entre chatte maléfique et garçon de la rue aux semelles clignotantes, cette figure de la sorcière, elle ne l’a pas fixée une fois pour toutes. Elle l’a au contraire fait évoluer au gré de ses voyages, et nous emmenant de par le monde, au travers de la lecture d’extraits de son “journal” elle nous conte un peu ses métamorphoses successives. Elle confie avoir été influencée par le krump, cette sorte de hip-hop qui tente de transformer les tendances négatives en tendances positives. Ce qu’elle nous prouve derechef, puisque de mauvais garçon, esprit maléfique qui hurle ses invectives en contraste sur la musique classique que déverse la sono, elle se transforme en statue à nouveau nue, sculptée par la rivière de tubes de néon dont elle s’est fait, après l’avoir tirée derrière elle, un lumineux costume, et des ailes d’oiseau un instant ouvertes ! Puis hauts talons argentés retrouvés et nouveau masque assorti, élégant cette fois, elle se dirige vers sa dernière escale, réintègre le cercle initial, pour s’y enduire le corps et le couvrir d’une pluie de paillettes, qui sur sa peau luisante, dans un silence magique, dessinent les figures aléatoires d’un scintillant costume de fée.

Ainsi, la “bruja” d’Annabel, que j’avais vue autrefois sur cette même scène sanglée dans une combinaison de latex noire, est aujourd’hui la Femme, celle qui refuse l’inféodation aux normes et aux hommes, celle qui « décolonise et son corps et son imaginaire », et tant pis s’il en est certains qui se diraient choqués ! Ce qui me choque, moi, c’est d’avoir entendu lors d’une conférence préliminaire, prononcer à ce sujet le terme de “pornographie”, quand bien même ce mot fut adouci de l’adjectif “poétisée”, quand bien même l’exemple fut donné d’un spectateur lors d’une précédente présentation “tout rouge de visage ” et “sexuellement excité” : le problème ici ne réside pas tant dans la si belle nudité d’Annabel Guérédrat, aussi provocatrice soit-elle pour certains regards, que dans celui qui la regarde ! Et tant mieux si la performance, s’invitant dans une Biennale dite de danse, a su pervertir un peu les codes !

Photographie : Jean-Baptiste Barret

Fort-de-France, le 5 mai 2018

J.B