La biennale : danser, disent-elles !

Rhizomes, & je danse parce que je me méfie des mots

— par Janine Bailly —

Rhizomes, chorégraphie de Jean-Félix Zaïre

Elles seront quatre, ou deux, ou trois, parfois une seule sur le plateau, et paradoxalement c’est cette présence unique qui pour moi fera naître un lien avec la salle, parce que dans sa solitude soudaine la danseuse saura de son corps et de ses gestes exprimer ce qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle cherche et qu’elle voudrait saisir. Quatre jeunes femmes diverses, de couleurs, de costumes et de postures, mais toutes le visage tragique, comme muré dans son intérieur, le regard fixé là-bas sur l’horizon, et jamais ne se regardant vraiment. Quatre aux mouvements démultipliés, et qui cependant ne comblent pas le vide installé entre elles, quatre bonnes volontés qui ne font vibrer ni l’air autour d’elles ni mes émotions, ces dernières comme absorbées dans ce trou blanc d’une scène soudain devenue trop vaste. Ni les corps rapprochés pour soutenir celui qui tombe, ni la chute commune plusieurs fois jouée, ni le duo joliment amoureux et sensuel, interprété avec conviction par deux des danseuses dans un double mouvement d’attraction-répulsion, ne parviendront à nouer ces individualités en un corps que l’on sentirait unique et porté vers le même idéal. Peut-être aurait-il fallu resserrer l’action sur un temps plus court, n’en garder et n’en sublimer que les moments intenses plutôt que de les voir dilués dans un spectacle qui parut bien long, s’effilochant et non pas se déployant en ces « rhizomes » suggérés par un titre emprunté à l’œuvre de Édouard Glissant.

 

 

Je danse parce que je me méfie des mots, de Kaori et Hiroshi Ito

Le paradoxe dès l’abord est posé, dans ce titre dont la longueur inhabituelle vient contredire le propos affirmé. Un titre en forme de ce qu’en grammaire on nommerait “phrase complexe“, et qui va se révéler, au cours de la chorégraphie, fort judicieusement choisi.

Un père, une fille. Artistes, chacun à sa façon, si proches et si lointains. Proches par le sang, séparés dans l’espace et par leur histoire individuelle. Lui est sculpteur, mais a aussi été scénographe, et l’on devine que la structure verticale et chantournée qui se dresse côté jardin les symbolise, lui et son travail. Intuition deux fois confirmée : d’abord par la question posée « Pourquoi tes sculptures sont-elles noires ? » ; ensuite par la révélation, la toile qui l’enserre étant ouverte, de ce que la sculpture enferme, chaises en désordre entreposées imbriquées dans son ventre, citation sans doute de la pièce Les chaises de Ionesco puisqu’il sera dit sur l’écran que l’homme a travaillé sur cet auteur. Allusion double puisqu‘aussi bien la fille a demandé sans ambages, et de façon incisive, au père de  lui montrer son intimité — ou son intérieur ? Ce à quoi il répondra ne pas voir une quelconque utilité.

Nous sommes en effet dans un moment de vie, une sorte de “spectacle-catharsis” où il s’agirait pour Kaori de mettre en lumière tout ce qui dans une relation filiale éloigne ou rapproche, tout ce qui fait que l’on s’aime ou se repousse. Une sorte de spectacle gros de danses, de mots, et d’interrogations à accoucher, qui trouveront ou non leurs réponses. Interrogations ou aveux intimes, sur la vie passée, présente et à venir, sur le sens de l’existence et de notre “être au monde”, sur la possibilité de la mort de l’un qui se profile. Interrogations encore de la jeune femme sur “un pays sien”, pays de Fukushima souffrant, pays quitté et lieu de retrouvailles où si on la « traite en princesse » c’est pour ensuite lui reprocher son égoïsme. Interrogation sur son propre corps quand d’être en Europe si loin de sa culture originelle, elle nous dira ne plus le reconnaître pour japonais, « son centre étant plus haut », à l’occidentale désormais.

Ces paroles, d’abord on les entend cependant que Kaori, en somptueux costume traditionnel, de ses pas légers décrit en allers-retours très lents et posés la largeur du plateau, ponctuant par la danse de ses orteils, étonnamment mobiles, les questions dites d’une voix off délicieusement enfantine. On les entendra de nouveau quand munie d’un micro elle reprendra sa singulière contine, chantante et grave à la fois, assise puis debout sur une chaise. Et dans une inversion des rôles le vieil Hiroshi, jusqu’alors spectateur, frêle silhouette sur une même chaise noire assis, dans une immobilité parfaite regardant sa fille évoluer, deviendra à son tour le “regardé”, celui qui en écho imitera les gestes de la chorégraphe pour apprendre à danser. Sur l’écran on les lira enfin déroulées, ces paroles réminiscentes quand, Hiroshi sorti de scène, comme disparu déjà avalé par l’ombre sans avoir révélé ses secrets, Kaori donnera seule le final. Par sa perfection, sa grâce et sa beauté, elle nous laissera un regret doux-amer de ne pas l’avoir vue plus longuement se méfier des mots pour que, selon les conseils prodigués autrefois par son père « la danse fasse bouger l’espace ».

De ces deux trajectoires par la magie de la scène jumelées, l’une finissante quand l’autre n’est qu’à peine à son apogée, de ces deux vies pas même parallèles mais plutôt divergentes, on verra l’éphémère communion dans d’attendrissants et joyeux moments de complicité toute simple : l’esquisse débridée d’un pas de cabaret sous influence américaine, en clin d’oeil aux Années folles ; la chanson de Sylvie Vartan à deux voix fredonnée, où il est bien sûr question d’être « la plus belle pour aller danser » ; et plus solennelle l’amorce d’un fier tango retenu au bord de figures que l’âge de Hiroshi ne permettrait plus. Où l’on voit que pour être sérieuse la proposition n’en est pas pour autant dénuée d’humour !

Mais toute fin a son début, et c’est, venu après la série des “pourquoi” qui ouvrait le spectacle, le moment où se couvrant le visage du masque Nô jusqu’alors tenu au-devant d’elle, la danseuse se roule au sol en fœtus, qui ira se dépliant dans la naissance, nourrisson babillant à la découverte de son corps, sur le dos, sur le ventre, debout enfin mais éructant chancelant à la recherche de son équilibre, fillette enfin tôt promise à la rude école de la danse — à laquelle elle dédiera un superbe bras d’honneur ! Après quoi, costume traditionnel et masque tombés, Kaori n’apparaîtra plus qu’en une assez stricte petite robe, noire comme la tenue de son père, noire comme l’emballage toilé de la sculpture.

Ainsi s’est bouclée l’histoire, personnelle autant qu’universelle, de la naissance d’une fille à la disparition programmée d’un père !

Janine Bailly, Fort-de-France, le premier mai 2018