Karima Lazali: «Le colonisé est d’abord et avant tout un possédé»

Le trauma colonial 
Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie

Karima LAZALI

Psychanalyste, Karima Lazali a mené une singulière enquête sur ce que la colonisation française a fait à la société algérienne, enquête dont elle restitue les résultats dans ce livre étonnant. Car elle a constaté chez ses patient∙e∙s des troubles dont rend mal compte la théorie psychanalytique. Et que seuls les effets profonds du « trauma colonial » permettent de comprendre : plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoire et de parole, en Algérie comme en France.
Elle montre ce que ces « blancs » doivent à l’extrême violence de la colonisation : exterminations de masse dont la mémoire enfouie n’a jamais disparu, falsifications des généalogies à la fin du XIXe siècle, sentiment massif que les individus sont réduits à des corps sans nom… La « colonialité » fut une machine à produire des effacements mémoriels allant jusqu’à falsifier le sens de l’histoire. Et en cherchant à détruire l’univers symbolique de l’« indigène », elle a notamment mis à mal la fonction paternelle : « Leurs colonisateurs ont changé les Algériens en fils de personne » (Mohammed Dib). Mais cet impossible à refouler ressurgit inlassablement. Et c’est l’une des clés, explique l’auteure, de la permanence du « fratricide » dans l’espace politique algérien : les fils frappés d’illégitimité mènent entre frères une guerre terrible, comme l’illustrent le conflit tragique FLN/MNA lors de la guerre d’indépendance ou la guerre intérieure des années 1990, qui fut aussi une terreur d’État.
Une démonstration impressionnante, où l’analyse clinique est constamment étayée par les travaux d’historiens, par les études d’acteurs engagés (comme Frantz Fanon) et, surtout, par une relecture novatrice des œuvres d’écrivains algériens de langue française (Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…).

Version papier : 20 €

Version numérique : 14,99 €

 

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« Maghreb Express », l’émission de Mediapart qui donne à entendre l’autre rive de la Méditerranée, fait son retour. Aujourd’hui, nous partons pour l’Algérie tenter de comprendre le grand trauma de la société algérienne : le trauma colonial, consécutif à treize décennies de domination et violence françaises. Notre invitée, Karima Lazali, livre aux éditions La Découverte une enquête inédite sur cette séquelle inscrite dans les mémoires que les familles se transmettent de génération en génération en se débattant dans des blancs de mémoire et de parole, en Algérie comme en France : Le Trauma colonial – Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie 

Psychologue clinicienne, psychanalyste exerçant à Paris et Alger, Karima Lazali signe là un ouvrage important car en dehors des travaux de Frantz Fanon dans les années 1950, notamment ses écrits consacrés à l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales, le champ clinique des traumatismes psychiques liés à la colonisation reste inexploré en France comme en Algérie. C’est en comparant ses deux expériences, à Paris et à Alger, que Karima Lazali s’est lancée dans cette vaste enquête. Si à Paris, le poids des censures finissait toujours par exploser, à Alger, il bloquait toute libération subjective. Des censures tout à la fois intimes et collectives, venant de la famille, du politique, du religieux, etc.

« En Algérie, le collectif est atteint d’une maladie assez difficile à identifier. […] À chaque fois, on pense que c’est lié au trauma de la guerre civile, aux catastrophes naturelles, au fait que régulièrement, en Algérie, on a l’impression de traverser une nouvelle catastrophe, que les personnes sont hantées par une catastrophe à venir, que ce soit lié à des conditions politiques, économiques ou à une punition divine. […] Il y a une hantise de la disparition et de la peur », explique Karima Lazali. Par cette enquête, elle essaie aussi de faire sauter cette « place de bouchon » qu’occupe la colonisation en Algérie :« Dès qu’on parle de quelque chose, très vite, c’est de la faute de la colonisation. On ne sait plus de quoi on parle. À force de tout remettre sur la colonisation, on ne sait plus quels sont ses effets. » Et elle cherche à comprendre pourquoi le collectif continue à se soumettre à tout un tas d’injonctions, oubliant ce que fut la révolution algérienne, qu’il y a eu libération de l’oppresseur. Parce que la libération ne suffit pas à faire liberté.

Une des spécificités de la domination française a été de dessaisir, dépouiller ceux qu’elle appelait les indigènes ou encore « sujets français » de leur histoire, leur culture, leur nom, leur identité. Peut-on « désenvoûter » les Algériens de leur « part colonisée » ? Est-ce voué à l’échec et à la permanence de génération en génération ? « Le colonisé est d’abord et avant tout un possédé, répond Karima Lazali. Il est possédé par l’esprit du colonial, il a beaucoup de mal à inventer un héritage qui porte la responsabilité. La colonisation est une occupation mentale, psychique, linguistique, géographique, politique, etc. C’est une occupation au sens plein, qui vous laisse “occupé”. La chose la plus grave avec la colonisation est de déresponsabiliser. C’est une fabrique de la déresponsabilisation. Si vous êtes un indigène et que vous êtes un objet, vous n’êtes même pas digne d’avoir des pensées, un projet politique et d’être responsable de vos actes. Vous êtes juste là à éliminer. Cette déresponsabilisation a fabriqué des déflagrations extrêmement graves dans les subjectivités. »…

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