Kanel Brosi : Transformer le moins en plus, le mortifère en vie : voilà son rêve…

  –__-« Chrysalide »

Tous ces bois et autres matériaux que vous récoltez dans la nature ou aux abords de la mer sont chargés d’ une histoire, d’un passé. En tant que sculpteur, peut-on dire alors que l’on crée à partir de rien, selon l’expression « Ex Nihilo» ?

Ex Nihilo, c’est le titre que j’avais choisi pour ma première expo, en 2006; titre renforcé par son sous-titre: Le hasard apprivoisé. J’ai voulu, ce disant, mettre l’accent sur ma démarche. En effet, les « trophées » que je rapporte des forêts et des plages {lors de ce que j’appelle ma « chasse aux bâtons » !l sont pour moi des trésors potentiels, alors qu’ ils ne sont, pour le plus grand nombre, que résidus, déchets. (Et plus ils sont « ruinés, plus ils m’attirent !l

Ces bois foulés aux pieds, dédaignés, ils n’existent pas: c’est donc du rien (nihil, en latin). lorsque je les collecte, mon regard leur redonne vie ; mon imaginaire y projette, à partir de leur forme et de leur texture, la possibilité d’une identité, d’un souffle vital.

Je passe donc, en quelque sorte, de la promenade à la trouvaille, et de la trouvaille à l’incarnation.

Mais, bien entendu, jamais personne ne crée « à partir de rien », puisque tout artiste est porteur d’une culture, de références plastiques, d’admirations ! Et toute création procède d’hommages ou d’allusions, d’adhésions ou de répulsions ….

J’ai commencé avec des bois flottés. Aujourd’hui, je cherche les matériaux tes plus tourmentés pour les convertir en personnages empreints de sérénité et de paix.

Trans former le moins en plus, le mortifère en vie: voilà mon rêve.

Quand je regarde un bois brut extirpé de sa gangue de boue ou de vase, ma vision de l’objet à venir est construite par mes préoccupations esthétiques du moment. l ‘objet n’existe pas en dehors de la représentation que je m’en fais dans l’instant même de sa découverte. Celui ou celle qui m’accompagne ne voit pas le même objet que moi. Il existe pour moi comme prémisse à ce que je vais en faire, comme trésor caché de possibilités d’expression de ce vers quoi je tends.

Je crois à la force du désir!

Comme aurait dit Picasso: «( Je ne cherche pas, je trouve! »

Et si J’ai proposé aux visiteurs, pour mon expo de 2010, une promenade intitulée Dans la Forêt des Ombres, c’est d’abord parce que je pressentais, en plus de quelques « bâtons », ce que je nomme pour moi des « totems» : des troncs de haute taille (fougère, palmier, campêche), mesurant jusqu’à lm90. Totems que j’ai groupés en « armée », tout à la fois foule multiethnique et forêt animée …. Forêt que le visiteur pouvait traverser.

J’ai par ailleurs toujours été fascinée par la diversité des cultures du monde, par la beauté des visages et des corps parés; et, plus gravement, concernée par le droit à la différence et la réalité du métissage, et révoltée par le racisme.

Tous les visages que j’ai alors modelés étaient un hommage à cette diversité et à cette beauté: on V lisait l’Afrique, les Antilles ou l’Asie.

Mais je me suis autorisé quelques glissades vers la fantaisie, un jeu avec la couleur des « peaux» : manière de symboliser le métissage, de matérialiser la tolérance, l’attention à et le respect de « Autre. .

Tout au long de votre parcours artistique, de quoi la vie vous a-t-elle nourrie et enrichie?-

La vie? « Vaste programme! », comme disait l’autre. la mienne a été assez nomade, et, bien évidemment, chaque « station » m’a, comme vous le dites, nourrie et enrichie ..

De mon enfance créole à Fort-de-France, je garde une « imagerie » : celle des contes créoles et de leur bestiaire. Et un jeu: celui de la fille unique qui peuple sa solitude avec des compagnons (amicaux ou monstrueux !) « rencontrés» dans les nuages, les arbres, les rochers, les taches sur un mur, Jeune adulte en France, j’ai découvert la beauté de l’architecture urbaine, et la richesse des musées. leur fréquentation régulière a construit mes goûts et désirs: la sculpture, en particulier, m’a toujours attirée, des Antiques aux Modernes, jusqu’à Giacometti, mon artiste-fétiche.

La grande « rupture » a été pour moi le choix de la Grèce, où j’ai vécu 12 ans. J’y ai appris une nouvelle langue, et rencontré un peuple à la convivialité exceptionnelle. Et, bien sûr, j’y ai côtoyé tout un héritage de formes : les traces d’Antiquité que l’on croise quotidiennement à Athènes; les statues tri millénaires des Cyclades, dont l’épure rejoint la modernité de Giacometti; et, au hasard des églises, la paix des icônes orthodoxes, si fortement codifiées et étrangement impassibles.

Bref, une culture où la symbolique prime sur l’imitation du réel.

Puis ça a été mon retour au pays. Et la révélation, au fil de promenades en forêt, de la richesse formelle des bois locaux. Et en même temps, j’avais besoin d’aller plus loin, de faire se rencontrer le jeu hérité de l’enfance, et les récoltes miraculeuses de bois.

Comme vous le voyez, nourrie d’un parcours extérieur, et de retour chez moi, j’ai vraiment « bouclé la boucle !

Et déjà, d’autres idées, d’autres images tournent dans ma tête: j’en ai des fourmis au bout des doigts… J.N

 Extrait du dernier numéro du magazine “Caribbean Arts” de novembre 2011

 

 

 

 

 

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