Itinéraire d’un prénom enchanté…

— Par Guy Flandrina —

cultierA compter du 18 décembre 2015, la Martinique commémorera, dans les jardins du Parc Floral de Fort-de-France, les 30 ans de la disparition de Marius CULTIER. Célèbre pianiste martiniquais qui tirait sa révérence le 23 décembre 1985.

Ses filles, Ayule et Laïni CULTIER -initiatrices du projet- seront présentes pour l’occasion.

Le prénom Laïni est l’objet d’une légende cultivée par des amis d’Eugène MONA.

Ce dernier parle de la fille de Marius CULTIER et de son épouse Gisèle dans « Bibon dachine » ; mythes et vérité d’un prénom chanté et d’une amitié avérée.

A l’occasion d’une rencontre, à Paris, avec Christian BOUTANT −Délégué régional de la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM)− Laïni CULTIER, lui confie : « Tu sais, mon père était très africain ! A une époque où tout un chacun se voulait blanc, voulait se blanchir, lui, se vivait nègre revendiquant son héritage africain ». Et la fille de notre talentueux pianiste de proclamer : « d’ailleurs, mon prénom est africain ».

Et de fil en aiguille cette conversation devient une invitation à refaire un voyage en terre charentaise afin de découvrir l’historique d’un prénom. Voyage que nous poursuivrons également en aire africaine.

Cette rencontre confirmera combien Eugène MONA1 et Marius CULTIER étaient liés par une solide amitié. Pour ces deux hommes, noire est une couleur qui les rapproche et nègre : à la fois une couleur et une culture, en somme : une identité qui les soude. C’est d’ailleurs l’hôtel « L’Impératrice » (Fort-de-France) et le pianiste qui furent les premiers –hormis les concours de chants et autres podiums des fêtes patronales de communes− à offrir à ce « vié nèg, ni pié »2, l’opportunité de se produire publiquement en Martinique. C’était dans les années 1970 à « La Grange », une boîte de nuit –laboratoire des musiques afro-caraïbes et américaines− située à la sortie du bourg du Lamentin (devenue ensuite le « Club Perfecta ») dont Marius était le gérant.

La légende, perpétuée par des proches du chanteur aux pieds nus, raconte que : de retour d’un des tout premiers festivals d’Angoulême3 (préfecture de la Charente) Eugène MONA et Marius CULTIER sont dans un car qui les ramène à Paris avec un ami de M. CULTIER, un flûtiste Canadien Russell Linwood Thomasd’origine Trinidadienne qui, converti à l’islam, se nomme alors Sayyd Abdul Al-Khabyyr, accompagné de sa femme.

Durant le trajet, les musiciens font un bœuf. Gisèle, l’épouse de Marius également présente, a mal au ventre ; elle est enceinte. MONA aurait alors passé sa main sur la partie douloureuse et proclamé d’une voix de stentor : « timanmaye tala sé Laïni nou ka kriyé-y. Djanga Laïni, Djanga Laïni ».

Prénoms que l’on retrouve, dès 1975, dans la célèbre chanson de MONA « Bibon dachine »4 : « yo baw an non ki ka sonné ; Djanga Laïni… ».

Renouer avec ses racines

Gisèle et Marius CULTIER auront une évolution personnelle atypique et paradoxale pour leur époque.
Ainsi, alors que la plupart des femmes se défrisent les cheveux, jusqu’aux années 1970, afin d’avoir un look européen, Gisèle, elle, les attache avec un foulard en madras comme les afro-antillaises d’antan lontan1. Alors que la Fonction Publique -qui offre un sursalaire, du prestige et la sécurité de l’emploi- a un attrait indéniable pour toute la jeunesse Antillaise, Gisèle et Marius sont artistes ; une hérésie pour les bien-pensants !
La jeune femme fait tache dans son milieu petit-bourgeois. En effet, sa mère est directrice d’école et son père secrétaire de mairie dans la même commune (Rivière-Salée). Les fonctionnaires -qui à cette époque ont « un statut social, un rang à tenir et une image à donner »- ne comprennent pas toujours cette dichotomie d’avec leur milieu. Marius est, lui, de plus modeste extraction. Sa mère est couturière et son père n’est autre que le pianiste (et comptable) Marius LANCRY. Il a donc de qui tenir, tout comme son frère Nel LANCRY1, ils sont tissés de la même fibre musicale. Orphelin, à l’âge de 14 ans, Marius sera élevé par ses sœurs aînées, Olympe BELLEMARE et Olga FELICIEN.
Au début de sa carrière Marius s’asperge de parfum et endosse une veste pour ses divers concerts. Ainsi, se souvient Laïni : «  C’est moi qui lui nouais sa cravate avant ses représentations. Je me vois avec lui, sortant de la rue Lamartine, passer devant l’Impératrice afin de nous rendre au ‘’ Blénac ‘’ où il jouait certains soirs ».

De la cravate au boubou
Au début des années 1980, se souvient Laïni CULTIER : «  un africain, aussi noir que beau », vendait, à la rue Lamartine, des tenues typiques de son continent d’origine. « Mon père achète trois boubous africains bleus, assortis à leurs pantalons ». Il s’en suivra une anecdote gravée dans la mémoire de la petite fille de l’époque.
« Cela se passe en 1984, j’étais au CM2, à l’école élémentaire Emilie FORDANT. L’école était non loin du magasin de la rue Lamartine. Je n’avais pas fini un problème de mathématiques et je devais le rendre pour midi.
J’étais très stressée et j’ai indiqué à mes parents que c’était grave et que je ne pourrais pas retourner à l’école l’après-midi.
Papa, très gentiment, m’a accompagnée à l’école avec sa chemise africaine bleue et un pantalon droit. Cet habit lui allait très bien et il était élégant ainsi.
L’institutrice d’alors (Mme AGRICOLE) et les élèves furent vraiment très agréablement surpris de le voir se déplacer.
Je n’oublierai jamais cet épisode de notre vie !
De 1983 à 1985, papa portait vraiment  très souvent ces tenues africaines ». Une page culturelle et identitaire s’écrivait…
Guy FLANDRINA

Pas d’offense aux dieux

La deuxième version, sans doute moins lyrique mais plus vraie, nous vient de la bouche même de la première intéressée qui la tient directement de sa mère.

Gisèle CULTIER est une linguiste confirmée (licenciée ès-lettres) qui se passionne pour les dialectes et langues régionales dont elle se délecte de certaines sonorités. Marius et elle cultivent une amitié avec un cinéaste Malien Alkaly KABA qu’ils ont connu au Canada. Il leur parle de la région de Niani. Gisèle aime cette appellation et sa musicalité. En outre, Niani (aussi nommée Nianiba –Niani La Grande− laquelle n’est plus qu’un petit village, situé près de la frontière du Soudan) qui est la ville du roi Maghan Kon Fatta, première capitale mandingue, est aussi la résidence des premiers rois de l’empire Malien.

Gisèle trouve, en revanche, négative la répétition de la consonne N de Niani et lui préfère un L. La femme du musicien se fait arrangeur et recompose l’appellation originelle. Sa corde sensible vibre mieux au son de Laïni. Le prénom de sa fille est donc trouvé. Il relie la négritude de son compagnon de route et de cœur à la terre de leur ami africain, enracine sa fille dans un terreau culturel d’où ses ancêtres ont été arrachés… Le 25 novembre 1974, Laïni CULTIER voit le jour mais ne sera jamais baptisée selon le rituel catholique, pas plus que sa sœur Ayule (née le 20 février 1969) dont le prénom est un hommage à l’un des maîtres du bèlè Martiniquais : Ti-Raoul (prononcé Ayoul) GRIVALLIERS.

Sans doute les parents de ces petites Martiniquaises-là ne voulaient-ils pas offenser les dieux animistes qui n’avaient pas été invités à faire le voyage de Gorée aux Amériques…

Marius CULTIER, lui, déclare, très sobrement dans le France-Antilles du 11 décembre 1974, avoir voulu pour sa fille Laïni un prénom « qui sonnait bien ».

Selon Félix FLEURY, les musiciens du groupe de MONA ne comprennent pas trop le sens de la chanson car, elle semble évoquer un fils du chanteur (Max NILECAM) qu’ils connaissent et auquel s’adresse l’interprète : « Poukisa ou ka pléré-a ? Ti gason, dômi ba papa-w, dômi ba papa-w, y ké baw bibon dachine »5. Il poursuit : «Yo baw an non ki ka sonné : Djanga, Laïni (…) ». Puis, le chanteur paraît s’adresser de nouveau à son fils : « An jou pitit, ou ké pwan lanmen Djanga Laïni »6 ; ce dernier bout de phrase reste, pour eux, un mystère…

Une certitude tout de même : sur le passeport de la fille du couple CULTIER figurent deux prénoms : « Djanga et Laïni 7». C’est le compositeur/interprète en personne qui dira à Félix FLEURY : « mwen vréyé an mesaj ba an ti-manmay »8, en lui fournissant l’éclairage nécessaire. Selon notre interlocuteur, à l’instar des griots ou des marabouts africains, Eugène MONA adorait faire usage de paraboles afin que son message soit d’abord compris des initiés qui se chargeaient ensuite de le décrypter pour les profanes.

« 1700 » en serait une belle illustration, selon l’ami d’E. MONA : « dans ce morceau, il rend hommage à Aimé CÉSAIRE mais il aura fallu près de vingt ans pour que les non-avertis, le réalisent ». MONA y proclame : « omaj a Cécé pou entélijans-li ki pwan soley a Paris menné-y isi ba nou ».

Fraternité sociale

Les relations qu’entretenaient Marius CULTIER et Eugène MONA étaient, de l’avis de Félix FLEURY, l’expression d’une fraternité issue d’un chemin que le pianiste/chanteur avait ouvert devant le flûtiste/chanteur. « Marius est parti de rien pour devenir un artiste reconnu internationalement. Le désir ardent de Mona c’était aussi la quête de cette reconnaissance au-delà de la Martinique », dit-il. Et F. FLEURY d’ajouter : « Marius n’a jamais rien demandé à personne, il a cherché et trouvé sa voie. Après des années passées à l’extérieur, au Canada plus précisément, il est revenu ici, dans son pays où il n’était vraiment pas prophète. Mona n’a jamais toléré que ses pairs le regardent se débattre dans des difficultés sans intervenir pour l’aider ». Pas plus qu’il n’a accepté que les responsables de la culture en Martinique n’aient pas mesuré toute la dimension de cet homme et sa contribution au rayonnement de notre pays. D’ailleurs, à l’enterrement de Marius CULTIER, E. Mona a piqué une mémorable colère, fustigeant au « Morne » l’attitude des politiques venus faire de la récupération, eu égard à la popularité du défunt de laquelle ils ne pouvaient revendiquer la moindre parcelle tant ils l’avaient laissé sombrer !

Les liens tissés entre ces deux artistes tenaient autant des cordes du piano que de celles des tambours. Leur harmonieuse relation puisait son essence dans les racines de la musique rurale, explique Félix FLEURY : « le toucher harmonique de Marius s’inspire de la tradition martiniquaise ». Tout comme MONA qui a découvert la flûte des mornes avec Max CILLA et en a fait son instrument de prédilection.

Et le patron du « Ghetto »9 de préciser : « lorsque MONA a voulu introduire d’autres instruments aux côtés des percussions, c’est le pianiste qui l’y a encouragé ». Il est vrai qu’une expérience similaire avait déjà été menée par Marius CULTIER, à la fin des années 1950, avec Frantz CHARLES-DENIS alias Francisco et Jack GIL. Ils ont initié la « biguine latino » et la « biguine lélé » qui mixte le « bèlè » et la biguine.
C’est ainsi, précise Félix FLEURY, que « MONA a recruté deux jeunes et talentueux musiciens : Gaston GAUDRON (pianiste) et feu Marc ELMYRA (bassiste) ils ont travaillé sur le dernier album de MONA
10 » et y ont amené toute la saveur instrumentale d’un blues spécifique. Ils y mixent, avec bonheur, des rythmes aux couleurs variées : la biguine, la mazurka, le bèlè et ceux de la Caraïbe, comme le calypso, de même que le blues et le negro-spiritual américains. Ce métissage musical s’affirme singulièrement dans Blan Manjé” (1990).

Si Christian BOUTANT a connu tant E. MONA que M. CULTIER durant une courte période, leur souvenir n’en est pas pour autant moins vif dans son esprit.

La première rencontre avec Marius remonte à un concours de la chanson d’outre-mer organisé par le ministère des DOM-TOM −en 1982 Salle GAVEAU− et présidé par Jacques DIEVAL11 ; célèbre pianiste français, époux d’Agnès SARKIS de la Guadeloupe avec laquelle il organise ledit concours. A cette époque la délégation de la SACEM a son siège en face de la Savane (Fort-de-France). Marius CULTIER s’y rend régulièrement. Le responsable de la structure, Guy SIROT, lui propose de prendre part au concours. Il en sera le lauréat avec le titre « Concerto pour la fleur et l’oiseau », interprété par Jocelyne BEROARD. Forts de ce premier succès, les deux artistes décident de participer au concours national. Et le couple, unis par la même passion musicale, honore la Martinique en cueillant le 1er prix (qui sera remis à Paris à Jocelyne BEROARD) avec le même titre enchanteur.

Marius CULTIER, « un homme chaleureux qui croquait la vie à pleines dents ». C’est l’image qu’en garde Christian BOUTANT qui l’aidait à se produire. Ce dernier, lui-même musicien, voyait souvent Marius afin de perfectionner son doigté au piano. Leurs rencontres, notamment chez Marius, au Diamant −où la famille vécut un temps−, étaient toujours empreintes d’une grande convivialité. « C’était un homme toujours positif ». Ces rencontres, dans une ambiance intimiste, auront permis à l’actuel délégué régional de la SACEM de découvrir également l’homme retranché derrière son piano/rempart. Les sons qui en émanaient effaçaient, au fur et à mesure, le bouclier protecteur d’une sensibilité manifeste. Les touches de l’instrument, une à une, peignaient une âme à fleur de peau, un cœur au fil de l’eau…

Atomisé !

« Je n’oublierai jamais le dernier concert de sa vie, l’année même de sa mort, c’était au CMAC, à Bellevue »… Et Christian BOUTANT d’expliquer combien chaque note était l’exaltation d’une joie ou d’une souffrance extrême dont la délicatesse pénétrait chaque participant comme une invitation charnelle, quasi-sensuelle, à une débauche émotionnelle.

L’analyse de l’homme fort de la SACEM quant au parcours de Marius est aussi lucide que sans appel : « je crois que cet artiste fut atomisé quand il prit la décision de regagner sa terre natale. Sans doute avait-il oublié que le pays était si petit et ne disposait pas d’une organisation musicale propice à l’épanouissement de grands rêves… à sa mesure. Il aura aussi, indubitablement, rencontré des problèmes matériels. Sa renommée internationale amenait à lui faire confiance. Ainsi, il a ouvert un commerce (7 rue Lamartine à FDF) où il vendait des pianos dont la qualité (BEUCHER) affichait le prix. Le marché était-il adapté à l’offre ? Il ne m’appartient pas d’y répondre… ».

Le talent impose-t-il de n’être pas prisonnier d’un cadre insulaire ? Peut-être aujourd’hui, ou les moyens de communication font du Monde un village, la question se pose-t-elle en d’autres termes.

L’hommage qui lui sera rendu, peu avant les fêtes de Noël, le sera avec le concours de la Région, de la SACEM, de l’association « Biguine Jazz », sans oublier Jean TRUDO qui chaque année, à la date anniversaire du décès de l’artiste, signe un billet dans la presse.

Il est à souhaiter pour Marius CULTIER -comme pour son ami Eugène MONA- que la Martinique réalise que des artistes aussi forgent des consciences et sculptent l’identité de ce peuple ; ils n’ont pas moins le droit de prétendre à leur Panthéon !

Guy FLANDRINA

1# Georges, Vénus NILECAM, alias Eugène MONA, est un chanteur et flûtiste martiniquais, né le 13 juillet 1943 au Vauclin (Martinique). Il fit du Marigot (Martinique) sa commune d’adoption. Il meurt, le 21 septembre 1991, à Morne Calebasse, un quartier de Fort-de-France (Martinique).

2# Nègre va-nu-pieds.

3# Le festival Musiques Métisses d’Angoulême, organisé par l’association du même nom sous l’impulsion de Christian MOUSSET, a été créé en 1976 donc deux ans après la naissance de Laïni.

4# Biberon de choux de Chine.

5# « Mon enfant, endors-toi pour ton père, endors-toi pour ton père, il te donnera un biberon de choux de Chine ».

6# « On t’a doté de prénoms porteurs : Djanga, Laïni (…) Un jour, mon enfant, tu prendras la main de Djanga Laïni ».

7#Le mot Djanga est, en République centrafricaine (ethnie Mbemo) un xylophone constitué généralement de sept lames posées et maintenues sur deux troncs de bananiers couchés parallèlement sur le sol, frappées avec deux baguettes en bois. Au Congo, Djanga c’est : le chœur et la danse des Pygmées Babinga Babenzele.

8# « J’ai expédié un message pour une enfant ».

9# Restaurant-bar, à la cuisine familiale et authentique, situé au Marigot, où Eugène MONA et son groupe se réunissaient. Aujourd’hui, Félix FLEURY et ses compagnons du groupe « Léritaj Mona » perpétuent la tradition.

10# Après 7 ans d’une silencieuse traversée du désert, MONA fait un retour en force (1990) avec un 10ème album d’une grande maturité : Blan manjé”. Il exprime toute l’ouverture de MONA au monde; sa perméabilité aux rythmes universels.

11# Jacques Diéval (21-12 /1920, Douai – 31/10/2012, Paris), ce pianiste, surnommé « le Debussy du jazz », a joué notamment avec Henri Salvador, Guy Laffitte, Boris Vian, Jacques Brel…

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