Intense « Retour à Reims », sur les chemins de l’injure et de la honte

— Par Roland Sabra —

Sur scène dans dans un décor qui reproduit fidèlement un un studio d’enregistrement, Catherine ( Irène Jacob), comédienne est d’abords seule occupée à réviser le texte du commentaire OFF qu’elle doit faire pour un documentaire réalisé par Paul (Cédric Eeckhout), cinéaste, à propos du parcours du philosophe Didier Éribon. Peu après l’arrivée du réalisateur en compagnie de Tony (Blade MC AliMbaye) , le propriétaire du studio le travail d’enregistrement commence.

D’une voix superbe, Irène Jacob, lit le début du texte de ­Retour à Reims, tandis qu’est projeté sur grand écran au dessus de la scène un film tourné par Sébastien Dupouey et Thomas ­Ostermeier, qui a convaincu Didier Eribon de faire devant la ­caméra ce qu’il ­raconte dans son livre : retourner à Reims. Défilés de paysage à travers la vitre du train, gros plans sur le visage de Didier Eribon précèdent les retrouvailles avec la mère atour d’une tasse de thé dans le petit pavillon de banlieue où elle demeure. Sur la table des petits gâteaux et une boite de photos sous laquelle le journal régional est déployé. C’est cette voie du dialogue entre mère et fils à propos du passé qui a été utilisée par Laurent Hatat dans son adaptation du texte en 2014. Thomas Ostermeier clôt cette première partie et choisit une autre option, plus fidèle au texte il s’attache à décrire l’enfance du fils d’un ouvrier sans qualification précise et d’une femme de ménage, hier communistes, devenus aujourd’hui soutiens du Front National. Il dit les affres et les tourments d’un adolescent qui se découvre homosexuel dans une famille dont le père a pour insultes favorites et à tous propos, les injures de pédé et tantouse. Il dit le lycéen honteux d’un frère apprenti boucher. Il dit aussi et c’est sans doute le plus important que la double honte liée à d’une part son homosexualité et d’autre part à la basse extraction sociale dont il est issu que c’est bien cette dernière la plus lourde, la plus terrible. Les études financées par le sacrifice de la mère le feront reconnaître par le milieu intellectuel parisien comme un des siens dont l’homosexualité ne pose pas problème alors que son statut de transfuge de classe est beaucoup plus difficilement accepté. Tout le travail des socialisations primaires est là dans la construction des habitus concept à propos duquel Bourdieu écrira dans Le Sens pratique :« L‘hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser ». La filiation sociologique et philosophique dont se revendique Eribon est celle de Foucault et Bourdieu. C’est un débat autour de ce concept d’habitus, du déterminisme qu’il implique et sous sa forme la plus extrême de « guerre menée par la bourgeoisie, par les classes dominantes en vue de l’élimination systématique des classes populaires du système scolaire [dans des] situations de ségrégation et d’infériorité sociales ». Cette idée de guerre est reprise par Éribon de John Edgar Wideman dans son ouvrage sur Fanon  dans lequel il n’hésite pas à parler d’une guerre menée contre les Noirs. «  Une guerre menée par un ennemi que nombre d’entre nous ne considèrent pas comme un ennemi, une guerre totale menée par un adversaire implacable. »

C’est à ce moment que Catherine s’interrompt et formule son désaccord avec la suppression par  Paul, le réalisateur, du passage sur la théorie du complot évoquée par Didier Éribon. Il s’agit en fait de la controverse Bourdieu/Althusser autour de la notion althusserienne d’ « appareil idéologique d’état » les fameux AIE. Bourdieu reprochait à ce concept d’inciter à penser dans les termes «  d’un fonctionnalisme du pire » et de tendre vers une théorie du complot, idée fantasmée de l’existence d’une volonté démoniaque […]responsable de tout ce qui se passe dans le monde social ». Au delà de toute mon admiration pour Pierre Bourdieu, dont le déterminisme social est caricaturé au point d’oublier qu’il ne cessait d’inciter ses étudiants à se poser la question suivante, plutôt weberienne  « Qu’allez-vous faire de ce que l’on a fait de vous ? », preuve d’une liberté qui demeure, je crois que le reproche fait à Althusser est la marque d’un oubli. Les appareils idéologiques d’état sont le propre d’un procès sans sujet ! La perversité du système ne relève pas des individus qui l’habitent mais bien du système lui-même. Éribon, ancien trotskyste, ne peut épouser la thèse d’Althusser et sans aller pour autant à cautionner le tag nanterrien du groupe « Noir et Rouge » : althusserarien, il affirme : «  Une guerre se mène contre les dominés, et l’ École en est donc un champ de bataille. »

Ostermeier Retour A Reims

Ostermeier dans la présentation française de Retour à Reims, d’abord monté à Berlin, s’attarde donc sur la théorie du complot très florissante aujourd’hui en Allemagne et en France à un degré moindre. Pour simplifier je dirai qu’elle se présente comme, sinon une paresse de la pensée tout au moins comme une de ses facilités. On évite d’avoir à analyser le pourquoi et le comment de la machinerie puisqu’il suffirait de se débarrasser du machiniste pour que le mal disparaisse. Ce débat, repris sur le plateau entre Catherine et Paul et mis en perspective avec la situation présente, clôt la seconde partie du spectacle.

Le dernier tiers est clairement conçu pour être en lien avec l’actualité politique de ces dernières semaines. Le film retrace le parcours d’une gauche française qui de Mai 68 à Hollande s’est progressivement dépouillée de toutes ses valeurs pour s’aligner tant bien que mal, de reniement en reniement sur un néolibéralisme plus ou moins abâtardi avec ses six millions de chômeurs, ses neuf millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté, ses laissés pour compte, ses exclus qui aujourd’hui occupent les rond-points vêtus de gilets jaunes. Comment  et par quelle régression l’opposition structurale d’un  « nous » les travailleurs et d’un « eux » les patrons s’est transformée en  nous « les Français » et un « eux » les étrangers? «Retour à Reims» a-t-il préfiguré ce mouvement inédit ? Telle est la question clairement posée par Ostermeier dans cette dernière partie sous la forme d’une intervention dans le récit de Tony. A ceci près que ce n’est pas le personnage que prend la parole mais l’artiste franco-sénégalais, le slammeur, né en Normandie, qui va rappeler, son histoire familiale en écho à celle de Didier Éribon. Son grand-père vivait au Sénégal quand il a répondu avec des milliers et des milliers d’autres à l’appel de De gaulle en s’engageant dans les nouveaux bataillons de « Tirailleurs sénégalais ».Blade MC AliMbaye chante, soulève la salle. Il rappelle, l’envoi en première ligne des africains lors des combats les plus meurtriers et l’opération de « blanchiment de l’armée » avant le défilé parisien quand De Gaulle demande aux soldats noirs de quitter leurs uniformes, de les prêter à des « caucasiens » qui doivent remonter les manches, faire des ourlets à des uniformes trop grands pour eux. De fait sur les Champs-Élysées derrière le général De Gaulle triomphant on ne verra pas défiler les tirailleurs sénégalais survivants. Et ceux qui retourneront, après la guerre au Sénégal seront spoliés, la solde promise, ne sera jamais versée. Le grand-père, lui s’est installé au Havre. Le slammeur sort son portable montre des photos de son aïeul, de son père lui aussi né en France et souligne l’ironie ( est-ce le mot?) qu’il y a, à lui demander, à lui le normand depuis trois générations, de s’intégrer ! Foutu pays !

C’est aussi le moment où Ostermeier en proie aux doutes interroge le statut d’artiste dans une Europe qui se vautre dans le populisme. Quelle est l’utilité de faire des films, ou de monter des pièces de théâtre quand l’extrême droite frappe aux portes ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ? Questionnement qui traverse tout autant, directement ou par ricochet le public. Que vient-il faire ici ? Se divertir ? Se donner bonne conscience  quand la peste brune est là ?

Le travail proposé par le metteur en scène, outre le plaisir d’entendre et ré-entendre le texte bouleversant de Didier Éribon, succès de librairie qui s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires en Europe offre, le talent des comédiens en plus, un moment intense d’émotions et de réflexions. Le théâtre émeut puis fait penser.

Paris, Espace Cardin, le 13/02/2019

R.S.