Impressions sur les Békés

Par Dominique DOMIQUIN

–C’est difficile pour un Guadeloupéen de prendre position dans une querelle entre Martiniquais. Encore plus lorsqu’il s’agit d’un contentieux entre blancs et noirs. Ce qui suit n’engage que moi. Je ne suis ni un universitaire ni une sommité littéraire mais je vais tâcher d’être honnête : Des chansons du répertoire traditionnel antillais à Petitjean-Roget en passant par Guy Cabort (Masson), Drasta Houël et Clémence Cassius de Linval, on aura tout dit, tout écrit sur les békés.

Pour que la société martiniquaise fonctionne il faut que le béké demeure… le béké ! Et si un béké tente de marronner la bitasyon (un béké riche, s’entend), si les plus conservateurs de ses compères békés ne l’ostracisent pas, les noirs se chargeront de systématiquement l’y renvoyer afin qu’il continue d’occuper son rôle indispensable d’être-à-détester, sans qui tout partirait à vau-l’eau… Je risque une hypothèse : en 2009, au plus fort d’une crise politico-sociale sans précédent aux Antilles, aucun noir Martiniquais n’est allé « koupé tèt boulé kay » du vieux béké symbole, Alain Huygues-Despointes, après sa performance hallucinante, hallucinée et hallucinogène dans le reportage de R Bolzinger, Les derniers maîtres de la Martinique. Pourquoi ? Parce que pour nous, noirs antillais, AHD est dans son rôle : L’archibéké, c’est ça ! Un truc, croyons-nous, immuable comme les alizés, les anolis et les cocotiers. La prestation usée de Papy Despointes en ces moments de doute, d’angoisse, de troubles, contre toute attente, et c’est affreux à dire, nous a rassurés… Quoi qu’il advienne, lui, au moins, serait toujours là, et nous laisserait copieusement le haïr tout en continuant à nous donner du travail et à nous vendre des Floup coco (miaaaam !).

En tant que Noir, je reproche au béké d’être en haut de l’échelle sociale, mais, si un noir a le malheur de s’élever, pour moi, il devient un traitre. Je reproche aux entrepreneurs békés de ne pas embaucher de noirs aux postes clés mais si un(e) noir(e) a le malheur d’encadrer d’autres noirs dans une entreprise ou une collectivité publique, je le vois soudain comme un géreur ou un commandeur (traitre cerbère). En Martinique, quand un noir est un chef d’entreprise efficace on dit, au mieux, qu’il se prend pour un béké ; au pire qu’il se prend pour un mulâtre (figure encore plus dangereuse du monstre social-traître). Idem si il s’installe au Cap Est ou qu’on le voit diner au resto avec un(e) béké (traitre alimentaire). S’il enfante avec un(e) béké(e), c’est pour blanchir la race (trahison biologique d’une illusoire pureté) or, dans le même temps on reproche aux békés d’être endogames. Si un béké refuse de travailler avec un noir, les noirs le traitent de nazi raciste. Mais si un noir accepte de travailler avec un béké, les noirs le traitent de « nègre à blancs », de « nègre domestique » ou de « nègre à talent ». Bref, on l’aura compris si on ne le savait pas : le béké me fascine et me révulse tout à la fois.

On l’aura dit et répété cinquante-douze-mille fois : ceci nous provient d’une histoire mal pansée et mal digérée : celle de la colonisation, de la traite et de l’esclavage. On l’aura répété cinquante-douze-mille fois mais rien ne change. Quand un Nègre veut changer ça, on l’ignore superbement toutes couleurs confondues. Quand un béké veut changer ça, on fait le plus de bruit possible en rappelant qu’il est blanc, qu’il est capitaliste, voire qu’il est esclavagiste (enfin-pas-lui-mais-son-grand-père-ou-sa-sœur-mais-c’est-la-même-chose) et qu’on en a la preuve… En tant que noir guadeloupéen, je pense que les békés sont, aujourd’hui, en train de se prendre en pleine poire le boomerang de l’Histoire. En tant que Noir, je me dis « Bon, pou chyé zôt fè nèg chyé, pou méprizé é dénigré zôt dénigré nèg, aprézan sé tou a zôt, alô pran gaz a zôt ti-bwen osi ! » Mais je suis aussi conscient qu’en pensant cela, j’essentialise le blanc tout autant que le noir. Exactement comme le système colonial esclavagiste commandait à mes ancêtres (blancs comme noirs, esclaves et esclavagistes) de le faire. Mon serpent se mord la queue : la queue se mord mon serpent. Mais ce boomerang de l’histoire, aussi savoureux soit-il, du moins sur l’instant, a ses effets pervers : Plus on attaquera les békés, plus ils seront obligés de faire bloc pour se défendre. Du plus riche au plus pauvre.

Donc nous voilà sur nos petites îles semblables à des navires à quai, coincés de chez coincé, bien emmerdés avec nos békés. Ce qu’il y a de plus irritant avec ces gens-là, c’est qu’à part le physique, ils nous ressemblent avec leur accent trainant, leurs rires gras, leurs langues à piment, et leur créole à couper au couteau. Moi-même qui vous écris ces lignes, mon rêve caché n’est-il pas un jour de siroter mon punch planteur dans mon fauteuil de planteur sous ma véranda de planteur avant d’aller dormir dans mon lit planteur à baldaquin en acajou ouvragé ? Je ne l’avouerai jamais en public, mais c’est mon patrimoine, tout ça. Pourquoi fantasmerais-je sur du mobilier Louis XV ? C’est comme le « maillot jaune » (rhum Bologne), le sirop Dormoy (miam !) ou Littée (slurp !) ou la limonade ordinaire, ou la musique du chevalier de Saint-George, ou les poèmes superbes du béké (affreux et colonial) Alexis Leger alias Saint-John Perse (ce talent qu’il avait, l’immonde salaud !). Tout ça m’appartient. Le républicain Louis Delgrès, héros du peuple guadeloupéen était un Martiniquais fils de béké, pourquoi devrais-je en avoir honte ?

L’Histoire, chez nous, en plus d’être remplie de trous, est toujours compliquée. A tel point que s’appuyer dessus pour faire de la politique s’avère souvent hasardeux. Tenez : il y a peu, sur mon îsle, même les indépendantistes ont fait bloc avec le reste de la population (y compris la droite assimilationniste) quand le syndicat UGTG a failli tuer l’usine de Gardel et peut être même la filière canne à sucre en Guadeloupe ! Vous imaginez la Guadeloupe sans un champ de canne à sucre ? Sans l’odeur de la canne qui brûle dans la nuit ? Non, mais ! La gueule qu’on aurait fait ! Elle a causé bien du tourment à mes ancêtres cette saloperie de canne à sucre békée. Et ce putain de café béké. Cette saleté de platine à manioc béké. Ces maudits léwoz d’esclavage autorisés par les békés pour que mes ancêtres puissent décompresser afin de mieux les contenir et qu’ils retournent aux souffrances du système quasi concentrationnaire de la plantation. C’est mon Histoire tout ça. Je l’assume.

Le béké, tout le monde s’en sert en politique : La droite, la gauche et les indépendantistes. Alors maintenant, on nous parle de réparations. De redistribution des terres appartenant aux békés indemnisés pour la perte de leurs esclaves à l’abolition… Oui, oui, bien sûr ! J’y crois à fond ! Lors de la guerre de sécession, on avait bien promis aux noirs américains 40 acres de terre et une mule s’ils s’engageaient dans l’armée pour libérer le Sud de l’esclavage. Ni sa ka atann toujou… d’autres sont devenus ingénieurs, chefs d’entreprises, banquiers, chercheurs, juges, PDG, ministres, boulangers, jazzmen, voire président des USA. Tout ça est question de choix. Moi j’ai choisi. Et vous ?

Sinon il y a des tas de petits combats minables à mener en Martinique comme en Guadeloupe : Contre le chômage, la précarité, la pollution et la destruction de l’environnement, la pénurie de sang dans les hôpitaux, l’illettrisme, l’isolement des personnes âgées et handicapées, le prix aléatoire de l’eau, enfin des tas de couillonnades inutiles, quoi…

 

 

Dominique DOMIQUIN (Citoyen lambda, membre de rien du tout.)

Le 20 novembre 2012