Il s’appelait Sony Labou Tansi

— Par Alain Mabanckou
alain_mabanckou-250 écrivains parmi les grands noms de la littérature francophone ont accepté de  » lire le pays » pour l’Humanité et vous invitent à découvrir chaque jour une nouvelle inédite. Photo HermanceTRIAY.

En 1979, un écrivain congolais publiait son premier roman au Seuil, la Vie et demie. Il s’appelait Sony Labou Tansi…

L’effervescence au Congo était telle que tous les écrivains en herbe voulaient rencontrer cet auteur. Était-ce la timidité qui me fit attendre deux ans avant d’aller à sa rencontre ? Ce premier roman apporta un souffle nouveau aux littératures africaines. Mieux encore, il fut considéré comme une étape fondamentale du roman africain. S’il y a trois romans qui reviennent sans cesse comme importants dans la littérature d’Afrique noire, ce sont ceux de Yambo Ouologuem (le Devoir de violence), d’Ahmadou Kourouma (les Soleils des indépendances) et de Sony Labou Tansi (la Vie et demie). Au sujet de ce dernier, la critique française fut laudative. On parla d’une écriture rabelaisienne. On fit le parallèle avec l’univers latino-américain, en particulier celui de Gabriel Garcia Marquez. C’est donc cet écrivain que je souhaitais rencontrer en ce début des années 1980…

*

Je franchis enfin le pas.
À l’époque, j’étais étudiant à l’université de Brazzaville. Je savais que Labou Tansi habitait à Makélékélé et qu’il me suffisait de me rendre dans ce quartier populaire de Brazzaville, de demander à n’importe quel quidam, pour dénicher le domicile de l’auteur…

*
C’était un dimanche.
Un vieux car me déposa à Makélékélé. Je longeai une artère principale, accostai le premier individu. C’était une fille.
– Je cherche le domicile de Sony Labou Tansi…, fis-je.
La fille me considéra, puis demanda d’un air méfiant :
– C’est l’écrivain-là qui s’habille comme s’il n’était pas écrivain et qui se promène en sandales, on dirait un Ouest-Africain ?
Alors que je n’avais jamais vu Labou Tansi, je fis oui de la tête.
– Il faut continuer tout droit, puis tourner à la troisième rue, continuer encore tout droit jusqu’au terrain de foot. Sa maison est juste à côté, avec de l’herbe partout. Tu ne peux pas la rater, c’est vraiment une vieille maison en planches !

*
Je marchai, contenant l’émotion de rencontrer enfin l’écrivain.
Le quartier grouillait de monde en ce début d’après-midi. Je parvins jusqu’au terrain de foot, mais on y jouait plutôt au volley-ball !
J’accostai un spectateur et lui demandai de me désigner la maison de l’écrivain. Il pointa plutôt du doigt un type qui portait une culotte en haillons et qui transpirait au milieu du terrain.
– C’est lui, Sony, tu vois bien qu’il est occupé…
– Je vais attendre la fin du match, je ne suis pas pressé.

*
À la mi-temps, Sony vint se rafraîchir auprès du type qui me l’avait désigné et qui lui remit une bouteille d’eau Mayo.
– Grand frère, fit le type, y a ce gars bizarre qui cherche à te voir, mais je lui ai dit que tu jouais et puis…
Sony lui coupa la parole et se tourna vers moi :
– Alors, comment ça va, mon brave ?
Sa bonne mine me déboussola. Je m’attendais à voir quelqu’un de distant, conscient de son rayonnement littéraire au pays.
Sony héla l’arbitre :
– Remplacez-moi quelques minutes, j’ai de la visite !
Puis, s’adressant de nouveau à moi :
– Viens, mon brave, on sera plus tranquille à la maison pour parler…

*
Sa parcelle était une espèce de petite forêt tropicale. Il fallait écarter les branchages qui obstruaient le passage, longer une piste et déboucher enfin devant cette cabane en bois dont la porte semblait ouverte toute la journée puisqu’elle était retenue par une brique en terre cuite.
Nous entrâmes.
Je vis deux grands posters de Che Guevara et de Bob Marley. Plusieurs cahiers traînaient sur la table de l’écrivain. Aucune machine à écrire. Aucune bibliothèque, moi qui croyais que, pour écrire des livres, on devait posséder des rangées entières de bouquins. Mon attention fut captée par deux bougies allumées. Elles éclairaient la dernière page qu’il avait dû écrire le matin…
Et puis, de l’autre côté de la pièce, il y avait un lit à peine rangé avec deux livres près du chevet, les Illuminations, de Rimbaud et Chronique d’une mort annoncée, de Garcia Marquez. « Enfin, des livres ! » me dis-je.
– Assois-toi où tu veux, mon brave, c’est un peu le bazar quand j’écris. Je suis en train de terminer un bouquin, que j’ai intitulé les Sept solitudes de Lorsa Lopez…
Je tirai un tabouret sous sa table de travail et pris place. Il s’assit par terre, s’adossa au lit.
– Alors, quelles sont les nouvelles ? commença-t-il.
– J’ai aimé votre roman, la Vie et demie, mais tout le monde vous l’a dit, peut-être…
– Entre nous, mon gars, tu peux me tutoyer, on n’est pas à la télévision, ici !
– En fait, de temps à autre, moi-même j’écris, mais disons que c’est pas de la vraie littérature, donc…
– Et qu’est-ce que tu écris ?
– De la poésie…
– De la poésie… De la poésie… Hummmm… Tu sais que c’est pas facile de publier ça ?
Il se leva, secoua la poussière de son short et s’assit dans le lit avant de reprendre :
– Je veux te confier quelque chose…
Il prit un air grave, presque de désolation.
– Je dis toujours aux jeunes poètes qui viennent ici que j’ai aussi écrit des poèmes au départ… Hélas, les éditeurs les ont refusés alors que j’avais des préfaces des poètes les plus connus du continent et qui publient dans des grandes maisons d’édition ! Le monde est par terre, c’est comme si on ne voulait plus de poètes après Senghor, Damas et Césaire ! Mais cela ne veut pas dire que tu ne seras pas plus chanceux que moi ! Il faut toujours essayer, on ne sait jamais… Et tu n’écris vraiment pas de la prose ?
– Non…
– Aujourd’hui on a plus de chance d’éditer un roman qu’un recueil de poèmes. Je suis persuadé que certains éditeurs retournent les manuscrits des poètes sans même les parcourir. Et quels poètes lis-tu ?
– Les classiques français… les poètes congolais aussi.
– Y a pas que ça, mon brave. Il faut t’échapper, t’ouvrir au monde, découvrir Pablo Neruda, Octavio Paz, Giacomo Leopardi, Pouchkine et bien d’autres !
Il me nota sur un bout de papier les noms de ces poètes que je n’avais pas lus.
– Tu trouveras les livres de ces auteurs au centre culturel français. Lire, beaucoup lire, avant d’écrire. C’est le seul secret de l’écriture.
Il plongea une main sous son lit et en sortit un cahier poussiéreux. C’était le manuscrit de son roman la Vie et demie.
Il me le tendit.
– Jette un œil, tu verras comment j’ai travaillé et retravaillé la Vie et demie ! Tu me le rendras quand tu reviendras me voir, mais prends ton temps. Je m’excuse, je dois rejoindre l’équipe. Je suis sûr que mes amis sont en train de prendre une gamelle ! Reviens n’importe quand, cette maison est la tienne, cher confrère…
Le mot « confrère » me fit sursauter. Était-ce de l’ironie ?
Dehors, le jeu battait son plein. Quelques joueurs hélaient l’écrivain comme un de leurs copains de quartier.
– Viens, grand Sony, viens, on est menés !
Il prit le temps de me raccompagner jusqu’au bout de la rue et repartit en courant.
Je me retournai : il était déjà au milieu du terrain, repoussant de ses deux mains le ballon dans le camp adverse…

*
Dans ma petite chambre d’étudiant, je ne pus résister à la tentation de comparer le manuscrit avec le vrai roman. J’en déduisis qu’il écrivait d’une traite, sans plan. Il se trompait de noms de personnages, quelques pages plus loin. C’était une écriture droite, volontaire, avec peu de ratures…
J’ai gardé le manuscrit avec moi pendant un an. Ayant obtenu une bourse d’étude, je partis pour la France avec le cahier…

*
Je vivais à Paris depuis deux ans.
C’était un soir. Après les informations télévisées, on annonça les rendez-vous du lendemain. J’appris alors que Sony Labou Tansi était un des invités de Jean-Marie Cavada dans la Marche du siècle.
Je cherchai le manuscrit de la Vie et demie, le retrouvai. Je dormis avec la résolution d’aller le rendre à l’écrivain.
Le lendemain, je me retrouvai devant les studios de la chaîne publique, rue Montaigne, dans le 8e arrondissement. Comme je n’étais pas enregistré, une femme à qui j’expliquai calmement mon problème m’autorisa à m’asseoir à la réception. De là, je pouvais regarder l’émission grâce à une télévision.
Après le générique, Jean-Marie Cavada présenta ses invités puis, avec un sourire aux lèvres, il rajouta :
– Nous attendons toujours l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, qui devrait arriver d’un moment à l’autre…
L’émission débuta sans lui…

*
Sony fit irruption dans l’enceinte de la chaîne avec un accoutrement de l’Afrique de l’Ouest. Il me vit, très surpris, et eut juste le temps de me lancer :
– On se voit tout à l’heure, petit, les Blancs m’attendent pour parler dans la boîte à mensonges !

Jean-Marie Cavada ironisa sur le retard de l’écrivain. Sony reprit les choses en main, ironisa à son tour sur le retard légendaire des Africains.
Je trouvai que l’écrivain n’était pas en forme. Son intervention ne me marqua guère.
À la fin de l’émission, il vint aussitôt me rejoindre.
– Alors, tu as publié quelque chose depuis ?
– Rien, dis-je. Tous les éditeurs refusent mes manuscrits.
– Proust aussi a été refusé, ça devrait te rassurer… Bon, je suis un peu pressé, je dois croiser mon directeur au Seuil, mais on peut se voir après mon retour de Limoges…
Je sortis son manuscrit de mon cartable et le lui tendit.
– Ah ! Finalement, c’est toi qui l’avais ! Je n’ai pas arrêté de le chercher. J’ai appelé tous les amis, j’ai fouillé la maison de fond en comble ! Merci vraiment, merci beaucoup…
Il compulsa le cahier, le rangea ensuite dans une chemise orange.
Nous sortîmes. Il me demanda si je voulais que le taxi que son éditeur lui avait commandé me dépose quelque part. Je dis que je prendrais le métro…
Le taxi démarra. Et c’était la dernière image que j’allais garder de lui car il quitta ce monde en 1995, il y a donc vingt ans…
Il s’appelait Sony Labou Tansi

Alain Mabanckou Né en 1966 à Pointe-Noire (République du Congo), Alain Mabanckou a fait des études de droit et travaillé dans le groupe Suez-Lyonnaise des eaux avant 
de se consacrer pleinement à la littérature. Il est l’auteur d’une dizaine de romans. Finaliste du prix Renaudot 
en 2005 pour Verre cassé, 
il reçoit cette distinction l’année suivante pour Mémoires de porc-épic. Parmi ses livres, citons Black Bazar (2009), Demain j’aurai vingt ans (2010), Lumières de Pointe-Noire (2013). 
Du côté des essais, mentionnons Lettre à Jimmy (2007) et le Sanglot 
de l’homme noir (2012). Professeur de littérature francophone à l’université 
de Californie-Los Angeles (UCLA), il vit entre la France et Santa Monica. 
Son prochain roman, 
 Petit Piment, est sorti fin août au Seuil.

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