Hugo, Dean, Matthew, Irma, Maria : de l’opportunité d’une réflexion et de choix courageux

Dans l’œil du cyclone

Par Yves Untel Pastel, ethnologue, poète et auteur-compositeur —

Le 5 et 6 septembre 2017, dans la triste continuité des épisodes cycloniques, l’ouragan Irma s’abat sur la Caraïbe. Après avoir quasiment effacé l’île de Barbuda, il rase Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Encore une fois toute la zone caraïbe solidaire dans l’inquiétude est plongée dans une extrême désolation. Mais rappelons-nous de tristes mémoires, que le 4 octobre 2016 l’Ouragan Matthew dévastait Haïti, Cuba le 4 octobre puis les Bahamas, avec un bilan humain catastrophique pour Haïti. La reconstruction annoncée à Haïti qui a mobilisé un vaste appel de fond à l’échelle internationale demeure anecdotique en regard des moyens effectivement collectés. En août 2007, en Martinique, la rude épreuve de Dean détruit l’économie bananière et montre une fois de plus la fragilité de nos assises économiques structurelles. Nous nous souvenons encore avec sidération que le 16 et 17 septembre 1989, le cyclone Hugo avait lui aussi principalement terrassé la Guadeloupe pour ce qui est des îles sous législation française. Dernier en date, sur les pas d’Irma, moins traumatisant peut-être, puisque les populations étaient restées sur le qui-vive, Maria nous laisse aussi son cortège de dégâts. Nous savons désormais que l’avenir nous réserve d’autres épreuves cycloniques.

Une litanie catastrophique

Maria, Irma, Matthew, Dean, Hugo, pour les principaux de ces phénomènes advenus. Pourquoi rappeler la litanie catastrophique de ces fléaux atmosphériques de plus en plus dévastateurs qui font table rase de nos économies, de nos infrastructures, qui brisent des vies humaines et surtout remettent en cause nos choix ? Cela doit nous interroger en tant qu’entités destinées à trouver nos équilibres sous les récurrents coups de colère de la nature. C’est, selon moi, une opportunité d’éveil.

Dans un premier choc émotionnel, nous avons ce premier élan, un besoin de hurler notre détresse, notre colère. Nous faisons le constat amer de notre fragilité devant la puissance dévastatrice des forces de la nature. Nous serions prêts même à jurer que nous subissons les assauts d’une affreuse malédiction. Avec le désastre matériel, ce sont aussi et surtout des espérances qui sont brisées, des vies qui désormais voguent à la dérive. Nos îles toutes unies tentent courageusement de panser les plaies, habitées par une lourde inquiétude : quand et comment les pays, les peuples, les économies pourront-ils se redresser ?

Les bonnes volontés, les générosités se sont fédérées, se fédèrent pour parer à l’immédiat. Et après, oserai-je nous questionner ?    

L’opportunité de nous interroger

Il y a une leçon à tirer de ces sévères mouvements d’humeur du destin. Je vois là l’occasion salutaire d’une belle remise en cause, celle de penser enfin courageusement et certainement différemment nos économies, nos synergies. L’opportunité de nous interroger sur l’organisation de nos ressources de survie, dans le sens d’une plus grande intégration caribéenne, mettre en branle le chantier d’une plus grande autonomie. L’Autonomie, oui, le serpent de mer de notre mal ultramarin (j’emploie ce mot à dessein). N’avons-nous pas justement intégré le mauvais réflexe de diaboliser le concept de l’autonomie ? N’avons-nous pas pris la très effrayante habitude d’agiter les fantômes de nos peurs, chaque fois qu’il s’agit d’envisager la possibilité d’apprendre à compter plus largement sur notre propre capacité de survie ? Chaque nouvel épisode cataclysmique semble renforcer le postulat d’une dépendance nécessaire et providentielle et démontrer qu’il est vain de compter sur nos dynamiques internes. Notre fragilité devant la nature déchaînée alimente notre frilosité à l’heure de bâtir notre destin archipeléen.

Pour autant, il n’y a rien d’inconséquent ou de présomptueux à se poser les bonnes questions et surtout celles qui forcent à la remise en question. Ces interrogations, s’apparentent-elles à un ressassement ? Sans doute mais nous ne pourrons pas toujours les éluder. Cela ne veut pas dire que les réponses seront immédiates. Elles impliquent seulement que nous devons nous les poser de façon courageuse et lucide, avec la précaution d’évacuer les solutions prêtes à consommer et souvent inadaptées à nos contextes martiniquais, guadeloupéen, caribéen. N’est-il pas temps de nous réconcilier avec ce principe de l’autonomie ? C’est la vocation naturelle de notre archipel caraïbe. Un peuple existe, des peuples nombreux du bassin caraïbe, avec des urgences des besoins, des atouts, des faiblesses, mais surtout du possible ensemble, une perspective possiblement commune.

 En quête de pertinence pratique, l’esprit d’autonomie !

Mettons à plat nos rigidités et construisons notre perspective avec sérénité. L’autonomie : Réapproprions-nous ce vocable sans crispation. Voilà un concept désormais vide auquel nous devons, ensemble, donner un contenu. Et ce contenu doit surgir d’un consensus, il doit exprimer notre extrême volonté, notre génie pour nous relever ensemble des cendres de ces drames collectifs.

Levons ensemble symboliquement ce mystère : l’autonomie est une perspective heureuse, idéale pour les êtres habités de sagesse élémentaire. Les poètes, les philosophes, les médecins ou encore les spécialistes de la pédagogie accordent une valeur positive à l’autonomie de la personne. L’autonomisation de l’individu constitue une phase logique et salutaire dans le développement naturel d’un être ou d’une collectivité. Du grec autos soi-même et nomos la règle, la loi, l’autonomie c’est la faculté de se penser, de se gouverner, de se diriger selon sa propre loi.

Pratiquement, être autonome c’est savoir se débrouiller seul, prendre une décision selon ce qu’on estime bon pour soi, dans le respect de ses aspirations et en vue de son propre bien-être. C’est de même par ses bilans de vie, savoir tirer les leçons de ses expériences pour mieux réussir son projet d’épanouissement. L’individu ou la collectivité se veut responsable de ses choix. L’autonomie suppose au moins trois conditions essentielles : la liberté, l’authenticité, et la responsabilité. La liberté du sujet se conçoit comme le plein exercice de ses droits. Être libre, c’est jouir pleinement de ses droits. L’authenticité, c’est être soi-même, fidèle à ses valeurs, à ses préférences. Plus l’individu détient l’initiative de ses actes, plus il consent à en assumer la responsabilité. L’autonomie est une aspiration légitime pour tous. Pour une collectivité, seule la volonté politique peut la rendre concrète, l’entretenir et la défendre.

Pour une communauté insulaire la question paraît bien sûr plus cruciale. Mais nous ne devons plus entretenir ce complexe de l’insularité qui nous voudrait nécessairement dépendants d’un extérieur pourvoyeur car à la merci d’une pénurie récurrente ! D’évidence, aucune nation n’est à l’abri des catastrophes naturelles, et je crois qu’au vu des nombreux bouleversements que vit notre planète, ces phénomènes vont s’accentuer. Par ailleurs, l’économie mondialisée fait que toutes les nations dépendent les unes des autres par les nécessités de l’échange de ressources. Par manifestation de l’amitié bienveillante entre les peuples, la logique veut bien évidemment que ceux-ci tissent entre eux des relations de solidarité à tous les niveaux. Mais elle implique aussi que chaque peuple se prépare à gérer son territoire, ses forces vives et ses ressources au plus près de ses besoins, et dans le sens du développement et l’accumulation salutaire de « savoir-faire » propres. Cela sous-entend que l’homo politicus-oeconomicus caribéen doit surgir de nos eaux et s’accoucher lui-même, une bonne fois. L’insularité doit être reçue comme une chance. Toutes proportions gardées, à titre d’exemple, l’Indonésie est un État formé d’un chapelet d’îles parfaitement viable par l’intelligence de la complémentarité. Pourquoi ce qui est possible là ne le serait pas ici ?

Fatalité, Responsabilité

Est-ce donc une fatalité que nos économies insulaires soient aussi fragiles ? N’est-ce pas le résultat d’un choix délibéré que nos agricultures par exemple soient massivement tournées vers l’exportation, au détriment d’une économie agricole dédiée à la satisfaction de nos besoins d’autosuffisance ? Jusqu’à nos expertises sur ces grands sujets constituent encore aujourd’hui une denrée que nous importons de l’extérieur. Pourquoi nos terres sont-elles aujourd’hui polluées ? Est-ce d’ailleurs un blasphème que de parler d’autosuffisance, est-ce une ineptie, un juron au bon sens économique ? Dans la balance entre opportunisme et santé publique, ne pouvait-on pas connaître les effets pernicieux des pesticides que l’économie spéculative agricole nous a imposés ? Conséquemment, dans un présent immédiat, nos populations sont confrontées à une crise sanitaire (explosion des cancers multiples, diabète, hypertension, alcoolisme endémique, toxicomanie galopante, dépression, schizophrénie, suicides) qui ne manquera pas de nous endeuiller de plus en plus durement. Nos morgues ne désemplissent pas, qui peut le nier ? Faut-il aussi parler d’une montée exponentielle de la violence caractéristique de sociétés en grand délitement ? Jusqu’où blâmer la fatalité et ou commence la responsabilité ?

Et on pourrait penser que cette situation de crise générale est disjointe des événements climatiques qui font nos actualités, qu’il s’agit de deux sujets. Mais ces coups de sang de la nature accentuent l’urgence d’un traitement précautionneux et audacieux des conditions économiques, sociales, infrastructurelles susceptibles de réduire l’impact de ces phénomènes hors normes qui nous ébranlent.

Rappelons que tout ceci est mis en scènes dans le contexte historique d’une permanence coloniale, un archaïsme qui entretient les déséquilibres qui handicapent gravement nos îles. Nous sommes toujours sous ce régime défini en 1 766 par Dupont de Nemours, l’exclusivisme commercial et la vassalité politique à une métropole qui réduit ses colonies au simple service de ses uniques intérêts. Dans le vingt et unième siècle d’où je vous parle, les relations commerciales entre les collectivités territoriales des Antilles et Guyane françaises avec d’autres territoires caribéens ou tous autres pays étrangers sont interdites, sinon totalement sous contrôle. Expression pratique du colonialisme et de l’esclavagisme, le Principe de l’exclusif est le régime sous lequel étaient placés tous les échanges commerciaux entre les colonies et la France dès le XVIe siècles. L’ère des colonies dans ses fondements n’est donc pas abolie. Il a juste changé d’apparence. Les verrous juridiques sont les mêmes, le blocage à l’émancipation égal, l’orientation métropole-satellites au détriment des dernières est plus que jamais renforcée. Non, rien de cette pratique n’a changé, de sorte que nous pouvons déplorer que nous soyons toujours des collectivités esclaves dans une France contemporaine esclavagiste. Regard anachronique ignorant le potentiel bénéfique de la « France des Outre-Mer » ? L’éloquente révolte en Guyane, en mars et avril 2017, suffit à lever l’illusion sur les prétentions d’accompagnement au développement de la France dans « ses enclaves ultramarins ». Les grèves quasiment insurrectionnelles contre la vie chère de janvier 2009 en Guadeloupe, et de février pour la Martinique attestent l’état de suffocation dans lequel nos populations sont maintenues. Il est possible de libérer les potentiels de chacune de ces terres en mal développement, et si nous avons peur d’entrer dans le grand bain de l’émancipation, il reste un monde de possibilités entre séparatisme total et un fédéralisme équitable.

L’énergie pour l’exemple

Exemple emblématique, les rudes expériences cycloniques nous montrent cycliquement comment la desserte en électricité des ménages et des entreprises sera systématiquement et durement affectée. N’est-ce pas le modèle de production et d’approvisionnement énergétique qu’il faut remettre en cause ? N’est-il pas temps de se donner les moyens d’un équipement massif des ménages en solutions modernes et écologiques. L’énergie solaire, éolienne, marémotrice, mais pas seulement, sont de vraies réponses, même si besoin est de faire-valoir les conditions de l’élémentaire bon sens économique et de la stricte volonté politique.  Plus personne ne peut nier la faisabilité et la durabilité de ces solutions. Les réponses sont à porter de mains. Mais il est aussi vrai que l’énergie est le terrain d’une guerre d’intérêt qui stérilise les avancées possibles dans ce domaine.

Reste aussi la question de la mise à la disposition des terres dans nos pays. Ici, la Martinique est particulièrement concernée. À quelles activités destiner nos terres aujourd’hui ? À l’heure de la cybernétique et de l’économie numérique orgueilleuse, nous n’oublierons pas que l’homme bionique n’existant pas, ce n’est pas d’algorithmes dont nous nous nourrissons mais de fruits et légumes, de céréales, de viandes et des fruits de la mer. Les denrées de la terre ont encore un grand avenir et le patrimoine foncier que nous gelons sous le béton reste notre primordiale ressource de survie. Peut-on donc, librement affecter des terres agricoles à la construction immobilière ? Peut-on dans le même temps laisser développer à outrance le commerce d’importation de denrées agricoles qui pourraient cependant être aisément produites sur place ? Si nous n’entrevoyions d’autre choix, c’est vers le suicide que nous courons un peu plus chaque jour.

Car, nous savons que bien des jeunes qui seraient volontaires pour s’installer comme maraîchers, éleveurs entre autres, ne peuvent le faire parce que les ressources foncières sont artificiellement détournées de leur destination agricole légitime, en contradiction avec les urgences criantes de nos populations. Nous savons aussi, et c’est une aberration contre productive, que des terres soient laissées en friche. Et puisque je suis un îlien de la Martinique et que ma méditation n’est pertinente qu’en considération de situation réelle, actons ce questionnement ciblé. Au risque de soulever quelque inimitié avec les principaux propriétaires terriens de notre pays, les békés pour ne pas les nommer, n’y a-t-il pas là encore une réflexion solidaire, lucide et sincère à engager définitivement sur ce sujet. Sincère, disons-nous. Après tout, si la Martinique appartient aux Martiniquais « de toutes catégories » n’est-il pas temps d’ouvrir un vaste chantier d’intérêt martiniquais, consultation franche pour le développement intégré de notre île-pays ? Pour l’intérêt général, pouvons-nous décemment continuer à faire l’impasse sur cette indispensable réforme agraire qui rendrait le foncier à sa fonction nourricière principale. N’est-il pas l’heure de remettre les ressources vitales du pays à « la disposition réelle » du bien commun général véritable, à charge pour les exécutifs de jouer enfin leur rôle au service des masses aux abois ?

Ce questionnement est valable pour tous les domaines et pour toutes nos entités territoriales. Ne développons plus le sous-développement artificiel, ne favorisons pas impunément les rentes de situation profitables à un petit nombre ; libérons les ressources, les énergies et les marchés pour un développement logique digne de ce nom. Enfin, au sortir de ces gifles cycloniques, cessons de regarder nos îles comme des cartes postales abîmées, parc à thèmes touristiques mis sans dessus dessous, qu’il faut remettre en état au plus vite pour que le manège batte à nouveau son plein. Non, pensons en terme d’économie ancré dans notre bassin dans une préservation durable de nos atouts et surtout dans l’ancrage de nos populations. Et là, mes yeux se tournent vers l’exemple des Corses si farouchement déterminés à défendre leur terre et leur peuple. Qui les jugerait impertinents ?

HUGO, DEAN, MATTHEW, IRMA, MARIA, sont des rappels. Le pire nous échoit pour que nous inventions un meilleur commun. Le bon sens consiste, je crois, à savoir tirer parti des épreuves qui brisent nos certitudes. Ainsi, au-delà des coups de gueule de la nature, la seule question qui demeure est celle-ci : avec quel état d’esprit responsable devons-nous procéder à chacun des choix qui risquent d’affecter gravement à la fois notre présent et notre avenir collectif ? Notre redressement ne peut être que collectif ; mais pour que ces épreuves nous soient profitables, nous devons désormais choisir la prudence et la générosité pour le bien-être de tous. Voilà sans doute ce que nous offrent de salutaire les colères de ces ouragans de plus en plus monstrueux qui frappent annuellement notre zone caraïbe : l’opportunité d’ouvrir notre vaste chantier citoyen pour la consolidation de nos île-pays au cœur d’une logique de développement régional.

Yves Untel Pastel.