– Hedda Gabler ? – Pari très risqué, pari réussi!

—  Par Dégé —

dege__hedda_gablerIl faut être fou pour s’attaquer à la mise en scène d’un chef d’œuvre ! Encore plus à celui là et surtout si on n’est qu’une petite troupe d’amateurs. Mais cela tombe bien car Hedda Gabler traite aussi de la folie.

De l’hystérie (féminine ou masculine), en passant par la lutte des classes, la quête de l’amour, l’infanticide, le suicide, les problématiques de l’art et de la recherche, l’émancipation des femmes, etc. Les thèmes abordés dans cette pièce majeure du 19ème siècle, par le dramaturge norvégien, H. Ibsen, sont à la fois innombrables et contemporains.

Le pari de monter une telle pièce est toujours risqué donc et les plus grands y ont renoncé.

Alors, que la petite troupe amateurs de l’ADAPACS, au 21ème siècle, au milieu de la Caraïbe, en pleine moiteur de la saison des pluies, produise ce drame venu des âmes et des contrées glacées, c’était une impossible gageure !

Et pourtant ce fut une agréable représentation théâtrale, à la fois pleine d’humour, de maladresses, de fraîcheurs, de surprises, de petits couacs, de moments forts, de lenteurs involontaires…Un hétéroclisme caractéristique du théâtre-amateurs. Minimisé, maîtrisé, au fil des années, par le créateur de la troupe de l’ADAPACS, Michel Dural.

C’est avec Laurence Aurry qu’il a fait la mise en scène. Auparavant il a procédé à un sérieux élagage du texte, le dépoussiérant de nombre d’interjections pseudo-romantiques ou religieuses qui n’évacuent cependant ni Dieu, ni les sentiments. Ni la lutte des classes en supprimant le personnage de la bonne ! Et la pièce reste complète.

C’est un charme, un miracle du théâtre amateur, autant dire de la Débrouillardise : il manque un acteur ? on supprime le personnage ; il y a trop d’acteurs ? on met en évidence la schizophrénie du personnage en doublant ses interprètes…

La débrouillardise ne réussit pas toujours. Par exemple ici, pour les fidèles de l’ADAPACS, le décor avait un petit air de déjà vu. Et l’implantation des meubles drapés, assez peu esthétique, (même justifié par l’emménagement en cours et le retour de voyage de noces du couple de jeunes mariés) est d’autant plus gênante qu’elle masquait parfois le jeu. Fallait-il mieux équilibrer l’emplacement des meubles ? Opter pour plus de dénuement ? Ou accentuer l’encombrement et compliquer sciemment le déplacement des acteurs pour signifier la difficulté des relations humaines ? La réflexion sur le décor n’est pas aboutie : le manque de budget ne justifie pas tout. Car, en occident, , on vient de le dire, le décor est essentiellement consubstantiel du sens de la pièce, de l’analyse du metteur en scène. Ici, malgré les efforts de l’éclairagiste, il ne complète ni n’ajoute rien, il n’est utilisé que dans sa monovalence.

Mais peut-être l’impression de décrépitude donnée tient-elle plus aux murs du Lycée Schoelcher qui n’en finit plus de résister à son inéluctable destin, n’en finit plus d’hésiter à mourir ?

Soyons positif et finissons en avec cette critique, assez secondaire somme toute, d’un décor donnant peu l’impression d’être dans une luxueuse villa. Disons que finalement cette impression morbide de déclin reflète bien un ressort, sinon le ressort essentiel de la pièce : la question de la mort. Comment vivre ? Qu’est-ce que « vivre » ? Comment et quand « bien » mourir ?

La pièce met en jeu ces questions philosophiques à travers des personnages agités par elles, habituellement jouées avec gravité et lenteur dans une froideur grandiloquente. Confondant profondeur et longueur, pesanteur, voire ennui.

L’ADAPACS actualise et tente une approche plus vivante, sans toutefois édulcorer et simplifier trop, jusqu’à l’anecdotique fait divers : le suicide d’une jeune femme, héritière capricieuse et désoeuvrée.

Trois types de personnages s’affichent ou s’affrontent ou se tâtent sur cette question existentielle s’il en est : vivre ou ne pas vivre ?

Du côté de la vie, dans un optimisme militant, une interprétation originale du personnage de la vieille tante Julia. Il est joué avec finesse et drôlerie par Daouïa, coiffée d’un remarquable chapeau digne de rester dans les annales. Du côté de la vie, impressionnant jusqu’à l’effroi, Rachid Arab, interprète brillamment le Conseiller Brack. Don Juan invétéré, au regard froid et calculateur. Hypocrite, car fondamentalement conformiste. La diction précipitée (parfois trop) de cet acteur est au service de ce Machiavel dont l’indignation face au suicide n’est pourtant pas feinte.

Du côté de la vie toujours, mais lourdement et de façon nécessaire, Mme T. Elvsted et J. Tesman. Ce dernier, orphelin trop chouchouté par ses tantes Rina et Julia, a sans doute été vieux depuis son plus jeune âge. Devenu spécialiste reconnu, il cherche dans l’histoire une réalité qui lui échappe. Son aveuglement du présent lui fait traverser la vie sans trop de problèmes puisque, en conformité totale avec sa société, il en épouse la plus belle femme, obtient les plus hauts statuts, voit ses dettes épongées…Le personnage est joué dans une bougonnerie ronde et affectueuse par Michel Dural.

Mme Elvsted, petite gouvernante effacée mais qui saura se mettre au service de l’art à travers l’amour qu’elle porte à Lovborg. Elle triomphe de tous les obstacles par son acharnement têtu à réaliser ce qu’elle entreprend. Le personnage est joué par deux actrices Gina Lorans et Marie Alba dont la similitude des costumes n’arrive pas vraiment à cacher les différences. C’est le charme et les risques du théâtre amateur relevés plus haut. Elles mettent beaucoup de conviction et d’énergie cependant à défendre leur attachement à cette « petite Théa ».

Du côté de la mort, le personnage éponyme d’Hedda Gabler, qui par ses choix successifs et assumés de la « légèreté », mène sa vie à l’impasse. Il est incarné de façon assez bluffante par Patricia Raffray et Laurence Aurry, vraies jumelles, sensuelles, élégantes, dont la différenciation, subtile et nette à la fois, fait ressortir les facettes troubles de l’héroïne. Nous laisserons donc aux spectateurs et lecteurs futurs leur libre arbitre sur les jugements contradictoires ou pas qu’il est possible de porter sur Hedda. Les actrices, tout comme celle qu’elles incarnent, ont eu à se battre contre la complexité de cette personnalité. Elles ne laissent personne indifférent. Vous n’en dormirez peut-être plus !

Hedda croit entraîner dans une mort choisie avec panache, Lovborg , son maître, son initiateur déchu, sans doute son premier amour. Ce personnage, joué avec (peut-être trop ?) d’ambiguïté par Michel Herland, hésite entre l’amoureux éconduit et l’amant machiavélique. Une sorte de Valmont raté, balloté entre son destin de maître ou d’esclave de l’amour, d’intellectuel génial ou de poète rongé par le « dérèglement systématique de tous les sens »…Michel Herland lui donne toute sa perplexité.

Même les personnages plus « simples » sont complexes ou compliqués. Madame Elvsted, besogneuse et sans grâce, (que Lovborg trouve belle et pure, mais de quelle beauté, de quelle pureté ?), réalise pourtant et avec courage les rêves et les aspirations d’Hedda : se libérer des chaînes du qu’en dira-t-on, tenir entre ses mains le destin d’un homme, ne plus inhiber ses désir, (re-)trouver l’amour, etc.

Au jeu de l’amour justement, qui est le plus sincère dans le refus, l’acceptation, la fidélité ou le don ? La vraie fausse veuve Théa Elvsted qui va, on le devine, se lier avec le vrai faux jeune veuf J. Tesman ? Ou bien le conseiller Brack ? Ce manipulateur n’est-il attiré par Hedda que de façon libertine ? Qui domine qui ? Lovborg, est-il un amoureux transi, un alcoolique velléitaire, un cynique, un sacré salaud, un idéaliste vaincu par le réel… ? Le dernier geste d’Hedda est-il un échec ou se couvre-t-elle enfin de Pampres ?

Derrière tous ces personnages sont convoqués Freud, Nietzsche, Marx, Sade…Une multitude de lectures se propose et la petite troupe amateurs de Michel Dural a eu le courage d’innover dans ses choix.

Il fallait vraiment être là, les 3 et/ou 4 juin au théâtre Aimé Césaire du lycée Schoelcher car, outre le moment agréable, conclu par l’habituel pot de l’amitié, le spectateur n’a qu’une envie, après cette mise en bouche, c’est de se plonger à nouveau dans l’œuvre intégrale, passionnante, inépuisable, Hedda Gabler de H. Ibsen.