Habdaphaï : après Dak’Art 2018 Off

— Par Antoine Hauban —

En recherche depuis longtemps sur l identité martiniquaise, hanté par le métissage et ses transgressions l’artiste présente sur des petites cartes déchirées et assemblées, l’image d’une foule compacte, s’interrogeant sur ses propres valeurs et sa place dans le monde. Sur un mur, quelques personnages sortis des séries (porteurs de poissons, regards) et d’une future bande dessinée appellent les enfants aux ateliers, suivront performances sur le quotidien et une installation faite avec les déchets,dressée vers la mer comme un ultime et dérisoire défi.

Le parcours artistique, mise en abîme et construction de l’œuvre

L’être multiculturel, c’est lui, Habdaphaï qui performe sa vie dans un espace caribéen défini par la confrontation des cultures : occidentale, africaine, amérindienne. L’une se veut centrée, l’autre

n’a pas de centre et pour la dernière tout est centre. Des héritages contradictoires. En faire un viatique pour bien voyager avec un refus certain d’assimilation, c’est inventer ses propres codes, son

langage. Cela tient sans doute de la provocation mais surtout, à bien écouter les alizés, de la convocation. Entrons. D’abord il y a la main, solide, musclée, arrimée sur l’outil. Pour Habdaphaï, tout est respiration, mouvement et rythme. Au départ l’idée d’un thème crée une boulimie de dessins, croquis, esquisses. Dans l’avion, le train, le bistrot, sur la plage, en pleine conversation ou au secret de son atelier, il laisse trace, avec rapidité et concentration, sur le support qui lui tombe sous la main,

aidé d’un stylo bille, d’un feutre, d’un crayon papier. Peu importe. Ce qui est en jeu c’est l’appropriation du geste. Le corps se met en action, le geste apprivoisé donne naissance à des signes multiples, en secrète correspondance avec la luxuriance de la nature. C’est à partir du corps qu’une chaîne se met en place. De l’instantané à l’aléatoire, le cheminement est un désordre volontaire revendiqué comme un voyage dans l’espace de la toile.

La liberté du geste permet à l’artiste d’aller «à cru» sur la toile après ses préparations. Les découpes se font sans dessin préalable, dans l’allégresse. Il y a ni poids ni a priori ni challenge. La rapidité

de « l’attaque », le foisonnement peuvent désarçonner. Habdaphaï s’en sert pour aller de l’avant. Cela ne va pas sans choix et sans autocensure : la toile est souvent passée au blanc. Si la toile cale

encore le travail se déplace vers une autre forme (photo, sculpture) nécessitant une autre matière, ouvrant la porte à une nouvelle lecture et à un nouveau geste. La recherche se fait avec d’autres

expériences artistiques.

Ce sont celles-ci qui, ayant conduit à des réalisations concrètes, reviendront donner vie à la toile.

Comment analyser le geste ? Comment lui faire confiance ? Le trait est tellement appris, répété que le geste, qui s’impose comme une identité, est fluide, sans effort, sans question. Il existe sans être palpable, quantifiable, confondu avec l’état de l’artiste. Le signe traduit les contradictions de l’espace-temps, rend homogène la parole- matière d’Habdaphaï. Le signe l’habite et il l’habite.

Après le geste prévaut la matière.Fi donc de trop de référents. Dans la matière se retrouve à travers sa texture, son épaisseur, son relief, la même énergie que dans le signe. Se constitue alors avec

le mouvement, la construction d’un espace symbolique grâce aux mutations du signe, ce que l’artiste appelle le syncrétisme pictural. La trace est posée comme un appel vers le sacré, bien loin de l’esthétisme et du bien dessiné. Si la toile est faite d’espaces soigneusement délimités qui assoient son équilibre ce n’est pas ce qui est d’abord perçu. C’est dans la bagarre des signes, des couleurs et des

matières, leur épure que se joue la composition. Il y a chez Habdaphaï une peur de l’abstraction, un besoin d’être nourri de la vie quotidienne. C’est ainsi que sont nées en 1995 les fameux corps de femme en Y. Se baladant sur le marché de Fort de France il cherche quelle est la préoccupation la plus tangible de la foule …Il retient la quête incessante de la femme et de croquis en croquis construit des bases qui, répétées, deviendront un corps symbolique.

La toile est faite de mémoire et d’imaginaire individuels et collectifs.

Elle se sert parfois de la matière offerte par la nature : sable de Macré, terre et bois des fonds et des mornes. Des éléments de la vie quotidienne : fragments d’ustensiles, chiffons, papier journal etc.

sont aussi présents. Les techniques sont toujours mixtes mais les pastels tiennent le haut du pavé.

Le pastel gras délimite les contours mais est aussi fente, espace qui permet de se promener dans la toile.C’est le règne du noir, miroir pour Habdaphaï, qui n’a de cesse de l’estomper avec de l’eau ou de la salive « transpiration de l’âme » pour lui donner l’ombre nécessaire à l’appréhension de l’homme

dans sa verticalité. L’acrylique, la gouache ont aussi la part belle. Le peintre ne se définit pas comme un coloriste. Il laisse faire le hasard, dans la définition du « hasard objectif » d’André Breton. Souvent il peint avec les restes de pots de peinture que lui donne un fabricant. D’une contrainte, i l fait une liberté. Une forme d’alphabet se crée : le noir miroir, le jaune lumière et intelligence, le brun chair et Afrique. Les «outils » ? Ils dansent dans leur liberté et leur éclectisme : outre le pinceau et le tube manié à même la chair de la toile, les doigts, le couteau de cuisine, la fourchette, le balai brosse et le balai bakoua ne sont pas dédaignés. La toile se construit dans la superposition des matières. Les étapes

de l’apprêt se succèdent comme en sérigraphie, cherchant la transparence. Interviennent alors les rajouts : papiers collés, monotypes… ces fragments juxtaposés sont pour Habdaphaï le symbole du Martiniquais qui doit vivre avec ses contradictions et les données éparses de son histoire. Les aplats qui poussent à voir ce qui est derrière, contribuent au syncrétisme enfin harmonie entre

la couleur, le signe, le fragment, la construction géométrique des fonds. La toile est peinte et corrigée dans ses équilibres en direct sans maquette préalable.Il n’y a pas de format type. Les châssis sont souvent faits maison.

Comme pour la peinture, l’utilisation des rebuts d’outils primaires jouent ici l’héritage social de la débrouille et la fierté de l’artisan. C’est à partir …
Antoine Hauban