Glissant: l’identité-relation contre l’identité nationale

Après la disparition de Césaire et à un mois de la présidence française de l’Union, Rue89 a voulu rencontrer le poète pluriel Edouard Glissant, l’homme du « Tout-Monde ». Pour évoquer la littérature, la mondialité et la créolisation, mais aussi le ministère de l’Identité nationale, et surtout l’Europe-forteresse. Car le dernier ouvrage d’Edouard Glissant questionne en profondeur les fondements de l’identité du Vieux Continent et ses rapports avec le monde.

Pour s’extraire du frigide, du tout-financier et du trop-plein de rationnel, rien de mieux qu’un poète dont les livres forment une véritable assemblée d’archipels. De « Soleil de la conscience » (1956) au « Discours antillais » (1981), de « La Cohée du Lamentin » (2005) au « Quatrième Siècle » (1994), l’œuvre d’Edouard Glissant est une partition poétique unissant passé et présent, imaginaires pragmatiques et utopies. Et surtout, elle est la symbiose de la philosophie, du roman, de l’essai et de la poésie.

Glissant est quelque part un héritier de Césaire: sans la « négritude » du second, la « créolisation » du premier n’aurait pu exister. Édouard Glissant a cherché à définir une approche poétique et identitaire comme kit de survie des peuples au sein de la mondialisation: c’est la « mondialité ». Comme tous les écrivains antillais et caribéens, Glissant est marqué du sceau de la richesse composite, hanté par le mythe de la traversée (celle des populations africaines envoyées aux Antilles) et porté par le refus de toute domination occidentale. Pour qui reste utopiste, soucieux d’altérité et de compréhension, son œuvre reste une clé d’accès à la modernité. Il est un des seuls penseurs qui, de par son inventivité langagière et son écoute sans faille des mouvements du monde, peut être lu aussi bien par les travellers technos, les routards baba-cools que tous les autres nomades.
C’est précisément pour ces raisons, en plus du rapport passionné qu’entretient le Cabinet avec l’œuvre du Martiniquais, que nous avons tenu à le rencontrer. Vous trouverez aujourd’hui des extraits de cet entretien. Dont, pour des raisons techniques, nous vous proposerons l’intégralité lundi.

L’Europe de 2008, très proche du Moyen-Age

« Les entretiens de Baton Rouge » est un livre d’entretiens entre Glissant et un homme qui, à l’époque desdits entretiens (1990 et 1991), était médiéviste. Et qui, comme le poète, enseignait à l’Université d’Etat de Louisiane. Le point de rencontre entre Glissante et Alexandre Leupin était « l’approche du moyen-âge européen ». Oui, le moyen-âge. En Europe. Pour Glissant, c’est à cette époque que prend corps l’idée de Nation sur le Vieux Continent. C’est le temps de la scission: la pensée de la « rationalisation généralisante » comme dénominateur commun d’un côté, la pensée hérétique de l’autre. Cette dernière se veut à l’écoute du monde, du mystère et du mystique, pour comprendre le monde et la multiplicité. La première veut être le monde universel. Le centre se délimite, et exclue les marges. Une tragédie qui lui évoque évidemment « celle que vivent de si nombreuses cultures contemporaines, tant de peuples abandonnés, laminés par le développement imparable de ces grands systèmes d’appréhension et de domination du monde, systèmes qui se sont perfectionnés au-delà de tout imaginable: technologies, propagandes de masse, arts du spectacle, modelé du goût et des idées ».
Une conception de l’universel qui trouve son écho dans la marche de l’Occident actuel, mais aussi dans la simple construction de l’Union européenne…
Pour autant, malgré un universel issu du moyen-âge qui demeure aujourd’hui (droits de l’homme, laïcité, etc), force est de constater que toutes les autres identités n’ont pas été entamées. Ce n’est pas le moindre des mérites du livre que de montrer précisément en quoi l’Europe a refusé d’admettre qu’au final, ce n’étaient pas des idées qu’elle avait exportées, mais des systèmes. Des systèmes ne forgent pas une identité. Encore moins une trace dans le temps et une vision du monde. (Voir la vidéo)

 

Une littérature du dépassement

« La pensée de système est la pensée du territoire. La pensée de l’errance, c’est la pensée du non-système et de la terre », écrit Glissant. Si « Les entretiens de Baton Rouge » s’ouvrent sur la construction de l’identité européenne et, par voie de fait, des « créolisations, ils se poursuivent logiquement autour des questions de langue, de poésie et de littérature. Depuis toujours, Glissant, comme Césaire avant lui, a rappelé l’importance du paysage dans le rapport de l’homme à son identité. Et à la langue.
Refaire le lien entre l’homme et le paysage, c’est sortir des systèmes pour aller vers le divers. C’est inventer une littérature de langue, de réel et de dépassement, aux confins d’une littérature qui n’a qu’elle-même pour objet, mésestimant au bout du compte la langue comme l’identité. Cette littérature aussi est un héritage des pensées de système… Dans un paysage littéraire français assez préoccupé par la disparition d’une francophonie à l’ancienne où la France était matronne, Glissant élargit le débat:

« Dominer le monde est vain, on y est incapable de connaître ou de deviner le monde. C’est là que la littérature peut oser un rôle aigu et précieux, à savoir de permettre d’imaginer l’écart avec le lieu d’où l’on vient, sans que cet écart tourne en gouffre infranchissable. La littérature est un réel apprentissage du monde. »

De la parole aux actes

Cette sublimation des plénitudes que Glissant évoque dans l’extrait ci-dessus, on en lira la théorie et l’illustration dans ses essais les plus récents: « Introduction à une poétique du divers » (1995), « Traité du Tout-Monde » (1997), « Une nouvelle région du monde » (2006). Mais Glissant, bien qu’il repousse le concept d’écriture militante, est un poète debout. L’an passé, il créait l’Institut du Tout-Monde (avec le soutien du Conseil régional d’île de France et du ministère de l’Outre-Mer). Un site, mais aussi un réseau de structures -la Maison de l’Amérique latine (Paris), l’Institut du monde caribéen (Martinique), par exemple- pour diffuser les imaginaires de tous les peuples, à travers toutes les multiplicités et toutes les langues.
Une conception du monde et de « l’identité tremblante » qui, l’an dernier, avait été outrée que l’amalgame entre identité nationale, co-développement et immigration parvienne à donner corps à un ministère. « Quand les murs tombent », court manifeste co-écrit avec Patrick Chamoiseau, est un feu d’artifices d’arguments pour « l’identité-relation » qui doit servir à déconstruire ce « mur-ministère » qui tente « de nous mener à fréquenter, en silence et jusqu’au risque de la complicité, l’inadmissible ».

  

Les entretiens de Baton Rouge d’Edouard Glissant, avec Alexandre Leupin (Gallimard, 173 pp., 16.50€)
Quand les murs tombent d’Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau (Galaade/Institut du Tout-Monde, 28 pp., 5€)