Gaël Octavia : La fin de Mame Baby

Collection Continents Noirs, Gallimard. Parution : 31-08-2017

Le Quartier est une petite ville de banlieue où se croisent les destins de quatre femmes. Mariette, recluse dans son appartement, qui ressasse sa vie gâchée en buvant du vin rouge. Aline, l’infirmière à domicile, qui la soigne et l’écoute. Suzanne, la petite Blanche, amante éplorée d’un caïd assassiné. Mame Baby, idole des femmes du Quartier, dont la mort est auréolée de mystère. À travers la voix d’Aline, de retour dans le Quartier qu’elle a fui sept ans auparavant, les liens secrets qui unissent les quatre héroïnes se dessinent…
La fin de Mame Baby raconte avant tout, avec finesse, grâce et passion, l’art qu’ont les femmes de prendre soin les unes des autres, de se haïr et de s’aimer.

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C’est une toute petite ville, ici. Si petite que, quand on en parle, on l’appelle « le Quartier ». Malgré sa faible superficie, il semble que le Quartier ait été difficile à bâtir. En tout cas, ceux qui l’ont bâti n’ont pas eu l’idée – n’ont pas trouvé l’énergie, n’ont pas pris le temps, ne se sont pas donné la peine – de le rendre agréable.

Ainsi le Quartier est-il laid. Les murs de ses immeubles ne sont ni vraiment marron ni vraiment gris. La grande esplanade, à l’est, n’est même pas un peu verte. L’église ultramoderne a une forme biscornue qui n’appelle pas du tout le recueillement.

Ensuite, le Quartier n’est pas très fonctionnel. Le zigzag de ses allées, peu à peu désertées par les derniers maraîchers, bouchers, cafetiers, cache souvent des impasses. La place centrale, devant la mairie, se dresse sur un sol en pente. Les jeunes mères ne pourraient pas, si elles le voulaient, s’y arrêter pour un brin de causette, de peur de voir s’échapper les poussettes vers le boulevard engorgé et ses véhicules fébriles. Les autres espaces ouverts ne sont pas mieux conçus, ce qui fait que la vie ici ne s’épanouit vraiment que dans l’enceinte de l’immense centre commercial, coeur monstrueux dont les chantiers sans fin attestent qu’il grossit de jour en jour – peut-être qu’un beau matin le centre commercial aura couvert tout le Quartier, les habitants se réveilleront dans le centre commercial et n’auront qu’à tendre le bras pour acheter ce que les commerçants leur proposeront ; j’entends déjà certains dire que ce sera plus pratique.

Quand des personnes extérieures parlent du Quartier, elles évoquent sa violence. Et quand on interroge les habitants du Quartier sur la violence, ils l’évoquent comme un fait du Quartier et non d’eux-mêmes, les habitants.

Il faut dire que la violence était ici bien avant nous. Elle était déjà présente avant même que l’on construise les immeubles, les routes, avant que l’on délimite les frontières des villes, qu’on les nomme. Les quartiers comme le nôtre portent des noms aux sonorités guillerettes, un mélange de diminutifs, de noms de fleurs et d’arbres, d’évocations d’oiseaux ou d’animaux imaginaires (mais toujours de petite taille). Évidemment, personne n’est dupe. Nul ne connaît en général l’histoire, la préhistoire de son quartier, mais chacun devine que la violence est très ancienne, qu’elle précède le nom, que le nom ne peut la conjurer. D’ailleurs, c’est le nom qui finit par se plier à elle. Les sonorités enfantines, poétiques, joyeuses à en être ridicules, échouent depuis longtemps à rassurer qui que ce soit. Même les étrangers. Même les gens qui l’entendent, ce nom, pour la première fois.

Un joli conte, qui parle du Quartier, fournit à cela une explication mythologique.

C’était une grande étendue vide et sans couleur. Le sol était dur, comme l’horizon. On ne pouvait pas appeler ça une campagne, avec des parcelles cultivables, des villages, des étables. Il n’y avait rien à détruire, ici. Si par hasard un homme se trouvait seul au milieu de la plaine, il sentait  rapidement venir la menace. D’en haut, d’en bas, ou de derrière les collines, plus loin.

Finalement, des hommes sont venus en groupe. Le voyage avait été harassant depuis leurs chemins continentaux, leurs mers déchaînées, leurs bateaux malades et leurs pneus crevés. Ils étaient couverts de poussière, trop épuisés pour avoir peur. Ils se sont trouvés au centre de la plaine, qui entre-temps avait changé. Le sol brûlé puis délavé, le sol dense, compact à force d’être martyrisé, avait été couvert de bâtiments au confort moderne. De grands cubes remplis de meubles et d’électroménager s’entassaient les uns sur les autres, comme des Lego. Les familles nouvelles y ont pris place avec enthousiasme. Des langues nouvelles ont ricoché sur les parois des cages de béton fraîchement peintes. Entre les formes géométriques, on a parfois ajouté des sculptures aux couleurs vives, puisque l’on avait prévu de faire des enfants.

On a tenté d’inventer de nouvelles règles de vie. Mais quelque chose d’ancien demeurait, l’impression d’une menace en haut, en bas et tout autour. On s’est aidé des religions, des maximes connues, des légendes et des chants. Une race inédite d’hommes et de femmes a fini par naître ici, dans cette ville que l’on disait neuve malgré la menace ancienne respirée à chaque seconde avec l’air ambiant.

Arrivée avant tout le monde, la violence semble revendiquer ceci : le Quartier lui appartient plus qu’à nous. La plupart des gens l’acceptent, même lorsqu’ils disent le contraire.

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