Festival international du film documentaire : « Les révoltés du monde »

— par Janine Bailly —

Sous l’égide de l’association Protéa, le Festival international du film documentaire s’est fort heureusement déroulé du vendredi 9 au dimanche 11 juin, au cinéma Madiana, avant d’émigrer cette semaine dans six communes volontaires de l’île. Il m’est venu le désir de connaître le pourquoi de ce nom, aussi ai-je ouvert Internet pour y trouver l’explication suivante : en 1771, le nom Protea emprunté au dieu grec Protée qui pouvait changer de forme à volonté, fut donné par Linné à un genre de plantes originaires du Cap, en raison d’une étonnante variété de formes et de couleurs montrée par les espèces de cette fleur. Intitulée Les révoltés du monde, la manifestation a fait preuve en effet d’un bel éclectisme, en présentant des films venus d’horizons divers, tous riches de sens, tous propres à nous faire lire autrement le monde et son histoire, tous descriptifs de notre humanité dans ses métamorphoses, dans ses forces autant que dans ses faiblesses.

De façon assez générale, le principe du film documentaire, tel que vu ici, repose sur l’alternance d’images d’archives et d’interviews d’inégales longueurs, où se confient tantôt les personnages concernés, tantôt leurs proches, tantôt historiens et savants d’autres disciplines. La plus ou moins grande réussite tient à la façon dont ces éléments sont montés, ainsi qu’au point de vue adopté, qui peut se matérialiser dans ce qu’on appellera le fil rouge de la narration. Récemment, un documentariste disait que « tout documentaire réussi est une fiction », dans sa construction filmique, et en cela qu’il ne peut nous laisser spectateurs indifférents. Si les huit documents projetés ne coïncident pas tous de même façon avec cette définition, si certains flirtent un peu avec l’hagiographie, si d’autres traînent parfois en longueur tant il est difficile de ne pas dire et montrer tout ce que l’on sait d’un sujet, ils n’en restent pas moins passionnants autant que passionnés. Le bel accueil que le public leur a réservé suffirait à en attester l’intérêt !

Trois prix, décernés respectivement par le Jury officiel, par l’équipe des lycéens de Bellevue, et par le public appelé à déposer son bulletin dans l’urne à l’issue de chacun des cinq films en compétition — un geste fort à la mode par les temps qui courent — trois prix ont fait la part belle à Kemtiyu, Cheikh Anta, qui permet de découvrir ou redécouvrir Cheikh Anta Diop, cet extraordinaire savant originaire du Sénégal. Égyptologue émérite et novateur, savant avide de connaissances, homme politique éclairé, cependant longtemps marginalisé et controversé par les instances scientifiques et politiques, du monde mais étrangement aussi de son propre pays, il a su, ainsi que le dit cette jeune fille élève de seconde et porte-parole de son jury, écrire une histoire véridique qui ne soit plus celle des vainqueurs, ni donc celle des Blancs, donnant preuve que les bâtisseurs de l’Égypte antique étaient noirs, et que les premiers hommes étaient noirs. 

Trois autres films furent cités au palmarès, Black Panthers, les prémices d’une révolution, où l’on voit naître, dans le contexte troublé des années soixante aux États-Unis, le groupe Black Panthers Party for Self-Defense. Des leaders charismatiques connus, à ceux dont les noms ont été moins retenus car moins médiatisés, voire sciemment occultés, le spectateur apprend l’engagement, le combat pour les droits civiques, la lutte pour une égalité qui enfin donnerait même valeur à toute couleur de peau. Un film sans concession, sans faux-semblant, qui dit la dureté des hommes lorsqu’ils veulent sur les autres garder un pouvoir usurpé au nom d’une prétendue supériorité, qui dit en contrepoint la vaillance jusqu’au sacrifice de ceux qui se lèvent contre le racisme, contre l’injustice et toute autre forme d’oppression.

Sweet Micky for président nous ouvre les arcanes de l’élection à la présidence de Haïti — élection qui sans doute put paraître un rien singulière — d’un baladin plus ou moins « vagabond », ce qui signifie là « voyou », et qui se nomme Michel Martelly. Chanteur populaire et controversé, à priori assez loin du monde politique, Martelly décida, sur les instances et conseils d’un autre chanteur, Pras Michel revenu de Brooklyn dans son pays d’origine après le tremblement de terre de 2010, de briguer le poste de Président de la République. L’intérêt de ce film bien construit est de rappeler d’abord l’histoire récente tragique et bouleversée de l’île, de montrer que le rôle des États-Unis fut en la matière loin d’être innocent, de raconter enfin comment, en toute honnêteté et sincérité, Pras se fit mentor omniprésent, éminence grise de son ami, organisant pour lui une campagne électorale à l’étranger, au Canada notamment, puis en Haïti, et ne demandant pour lui-même aucun poste une fois Michel Martelly élu.

Le jury des lycéens s’est dit aussi profondément touché par Ouvrir la voix, recueil de témoignages de femmes afro-descendantes vivant en France, parce que les images sont belles, portraits en gros plans pour l’essentiel, que nous (c’est une jeune fille qui parle) avons déjà connu des situations semblables ici, et que ces femmes ont de l’humour, elles nous font rire.

Comment la musique souvent se fait l’alliée des résistances et mouvements de libération, comment elle a la force de porter un peuple en marche, on put le voir  encore, à la Jamaïque dans Marley, en Côte d’Ivoire dans Alpha Blondy, un combat pour la liberté, en Afrique du Sud dans Amandla !, où sont particulièrement émouvantes ces foules en marche vers l’horizon, ondulantes comme des vagues, et qui s’ouvriront pour accueillir un Mandela enfin libéré et dansant.

Je dirai quant à moi l’émotion ressentie à la projection de Wrong Elements, quand la caméra s’attache au regard perdu de ces enfants-soldats : échappés en Ouganda à leurs ravisseurs, ils doivent réapprendre à vivre auprès de ceux qui peut-être furent leurs victimes, et ne savent pas toujours comment refermer la parenthèse d’une vie brisée. Exorcisme par le rire, par la demande de pardon, par l’amitié qui soude en dépit de tout, par le récit debout et solitaire de la petite fille enlevée, devenue femme puis mère par le viol sauvage des guerriers.

Trois jours intenses, des films différents et courageux, suivis de débats instructifs, enrichis avec brio par le grand historien Amzat Boukari-Yabara. Vivement le prochain festival !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 12 juin 2017

Photos Paul Chéneau