Existe-t-il un système éducatif français ?

Par Roland Tell —

Ce problème est un problème général. La question de l’unité organique du système d’enseignement est posée, dans tous les pays, à l’ensemble des structures éducatives. Elle se pose d’autant plus que les Ministères de l’Education Nationale sont loin de répondre, à l’heure actuelle, aux besoins éducatifs, repérés dans leur généralité. D’autre part, cette question renvoie à deux autres problèmes :

– le problème de l’existence du système en tant que tel.

– le problème de la place de ce système éducatif formel, institutionnalisé, par rapport aux structures informelles d’éducation et de formation.

Par exemple, à partir des années 1980, des dispositifs dans les médias, dans les entreprises économiques, dans le privé, en insistant sur la relation entre résultats scolaires et débouchés professionnels, prennent en charge la formation de leurs employés, afin de mieux garantir la réussite de l’entreprise elle-même. L’homme, étant considéré comme le premier capital de l’entreprise, il importait donc de faire évoluer les formations en fonction des évolutions économiques rencontrées par les entreprises. Evolutivité des formations et adaptabilité des employés vont de pair.

De plus en plus, l’institution scolaire tend à se rapprocher de la formation permanente, en s’ouvrant aux attentes et aux moyens économiques ( Brevet de Technicien Supérieur, Licences Professionnelles, Validation des Acquis de l’expérience). Ainsi, apparaît une réelle correspondance entre enseignements et professions, susceptible d’assurer aux élèves et aux étudiants une insertion professionnelle, présentée alors comme clé de sa vie sociale.

On le voit, et c’est la première conclusion à en tirer : le système éducatif est lui-même un élément dans un « système », dans un ensemble qui le déborde de toutes parts. Il y a là un couplage complexe, dans un pouvoir partagé, un parténariat ouvert, une contractualisation permanente, pour faciliter les parcours scolaires, permettre des offres de formation, organiser des projets communs, en relation avec les collectivités territoriales, et l’environnement économique, culturel et social.

Si le système scolaire implique un objectif clair et des structures, qui permettent à ce système de se réaliser, alors on peut difficilement dire que le système éducatif français est un système. Les tâches qu’il assume sont déjà le reflet de la société dans laquelle il vit, et dont il est une émanation. C’est ce qui constitue un problème pour la rénovation pédagogique. L’Education Nationale ne peut pas définir toute seule cette rénovation. Elle doit tenir compte des partenaires, dont l’action peut-être soit retardataire, soit d’avant-garde. La société globale exerce une influence déterminante sur l’image que le système doit se faire de lui-même, de ses propres finalités, et de ses propres structures. Les tâches du système sont extrèmement diverses. Il lui faut :

– dispenser le savoir : c’est sa tâche la plus facile

-fonder différents niveaux de socialisation, c’est-à-dire amener les gens à vivre ensemble dans une société donnée, où les relations sociales présentent certaines structures. La liberté, la création individuelle, l’image du jeune évoluent, et l’Ecole doit donc évoluer. Au niveau de la société numérique actuelle, des nouvelles relations sociales sont apparues entre les jeunes et les adultes. Il semble en particulier qu’il n’y ait plus de catégorie intermédiaire entre le laisser-aller et la violence. C’est ce qui rend la négociation difficile, aux Collèges comme dans les Lycées. Une formation des principaux et des proviseurs apparaît nécessaire, pour qu’ils puissent répondre aux situations de crise. Ils doivent posséder : des qualités de caractère, une culture dialectique, de grandes possibilités de communication. Face à ces problèmes de violence, certains sont comme pris de vertige. En réalité, cette prise de conscience de la jeunesse moderne constitue un signe de santé.

Deuxième Conclusion : Le système éducatif est difficilement un système, parce que ses tâches sont extrèmement diverses, sans qu’il ait, lui-même, la liberté totale de les définir.

Le système éducatif français détermine l’accès à des professions ou à des statuts éducatifs ou culturels. Très souvent, on croit choisir une profession, alors que l’on choisit un statut. La demande d’éducation, dans son ensemble, est liée à la recherche d’un « statut économique ». C’est ce qui amène beaucoup de parents à « pousser » leurs enfants vers des études longues. La prolongation de la scolarité est considérée comme une fin, ayant un rapport avec « situation » projetée. Ce qui est le contraire de l’orientation, et de la véritable détermination professionnelle. Il existe donc des pressions sur le système éducatif, et ces pressions sont en contradiction avec les exigences de la planification. Une certaine prise de conscience du rôle de l’éducation permanente apparaît aujourd’hui..

Troisième Conclusion : Les rapports de socialisation du système éducatif et ceux de la société globale ne sont pas simples.

Les gens, qui animent le système éducatif ont été formés par un ancien « système ». Il en résulte une inertie considérable, et un attachement à la catégorisation. Il y a encore des discussions sur les contenus, et un conditionnement par leur formation. Même s’ils ne sont pas étrangers à une expansion de la culture, ils ne pensent pas que l’opération soit réalisable. Pourtant, il est possible de réaliser une culture globale – c’est-à-dire une culture générale, complète, totale, radicale – , à partir de la géographie, par exemple, ou des mathématiques, ou encore du français.

La pluridisciplinarité est toujours définie par référence à des contenus, alors qu’elle doit être conçue sous une forme systématique et thématique. On appellera disciplines ce qui régit cette globalisation. Car on définit les disciplines, après l’effort de globalisation, et non pas avant.

Quatrième Conclusion : Les efforts des membres du système, et le système éducatif lui-même, vont dans le sens d’une autoperpétuation (action administrative, action syndicale, action parentale, revendication des diverses catégories).

A première vue, il n’y a donc pas de système éducatif. Pour qu’il y ait système, il faudrait que les objectifs soient hiérarchisés objectivement, que les finalités et les objectifs soient distingués, et que les hiérarchisations précises soient déterminées avec une corrélation entre les structures, les techniques de formation des enseignants, les techniques pédagogiques. En outre, il faudrait que la hiérarchisation et la corrélation procèdent de choix à la fois philosophiques et rationnels, et il faudrait que ces choix puissent s’incarner, de manière univoque, dans des déterminations politiques. Ces conditions ne sont évidemment pas réalisées.

On appelle « système » la résultante d’équilibres et de tensions, qu’entretiennent entre elles les forces économiques et sociales intéressées par le système, y compris celles qui émanent du système lui-même. La force dominante prétend évidemment incarner l’universalité du système. L’humanisme traditionnel a été la dominante du système éducatif européen, au moment où la bourgeoisie était dominante, parce que c’était son mode de recrutement, son mode de reconnaissance. A l’heure actuelle, nous assistons à une intéressante conversion de la bourgeoisie à la technologie et au numérique. Le système éducatif français reste donc le reflet des valeurs et des attitudes incarnées par le système économique et par la société globale. Y-a-t-il homogénéité entre les valeurs, les attitudes, les moeurs, de la société globale? A cette question, il convient de répondre par la négative. Ces luttes, ces tensions, ces équilibres, ces arbitrages, ces marchandages, se déposent avec un temps de retard dans le système éducatif. C’est ce temps de retard, qui le rend « conservateur ». Il est institué, il intériorise les tensions, les valeurs avec leurs contradictions, à l’instant T.

A l’instant T plus 1, il devient instituant, c’est-à-dire qu’il restitue à la société globale, et en existant en tant que force, ces mêmes valeurs, ces mêmes tensions. Mais la société globale est déjà à l’instant T plus 2. Il n’y a pas d’adaptation entre l’idéologie, que le système a intériorisée à une certaine époque, et ce qu’il est capable de rendre à la société globale à une autre époque. C’est à cause de ce temps de retard qu’il n’y a pas une harmonie préétablie entre le système éducatif et la société globale.

En conclusion, le système éducatif français n’a rien de spécifique. Il présente des contradictions :

a) entre la fonction de consolidation et la fonction de formation de la conscience critique;

b) entre l’adaptation aux besoins économiques, et la promotion inconditionnelle de la personne;

c) entre les objectifs de l’enseignement et les objectifs politiques.

Ce problème ne concerne pas seulement l’enseignement français. Tout trait d’un système éducatif doit être rapporté au contexte des fonctions sociales, politiques, économiques, du pays considéré.

ROLAND TELL